mardi 19 février 2019

Fac-Similé

Le vent fait-il du bruit dans les arbres
quand il n'y a personne pour l'entendre ?

C'est donc par ce classique kôan zen que commence « un monde à portée de main », une respiration s'impose, sentir ce vent s'engouffrer à travers mes crins durs. Laisser couler les pensées, regarder, observer, copier, reproduire. Paula, Kate et Jonas, trois jeunes qui se destinent à la carrière d'artistes. Une vie qui ne laisse pas de marbre surtout dans les carrières. Ont-ils rêver un jour d'embrasser l'idée de devenir peintre ou sculpteur ? Alors que Paula embrasse Jonas, que Jonas caresse Paula, que Kate caresse son bois, Jonas sa toile, Paula ses écailles de tortue. L'art est sensuel, coloré, charnel même comme l'amour d'ailleurs. J'aime te regarder, t'embrasser, te caresser, dans une chambre pénombrée, store à demi-fermé, après le salon porte de gauche.

« Elle s'est allongé près de lui, mais à peine pose-t-elle sa tête sur l'oreiller que Jonas ouvre les yeux, et se tourne vers elle. Ils se regardent, interdits, souffle coupé, enregistrent chaque micromouvement de leur corps, tout ce qui s'abaisse, se hausse, se creuse, s'accélère. Le temps file mais il ne s'agit plus de le maîtriser, il s'agit de le rejoindre. Alors subitement ils ont cligné des yeux au même instant, et tout ce qui se tenait retenu a déferlé. »

Le roman se compose de trois parties, toutes centrées sur Paula, l'objet de toute mon attention, attention qu'elle ne manque pas puisqu'elle a l'intention de me faire pénétrer le monde de l'art, par le truchement de la copie, du trompe-l’œil, de la découverte sensorielle par des phrases à rallonge qui n'en finissent pas, comme si je manquais de souffle, la lecture essouffle, mais j'aime cette plume sans point, je m'y suis habitué, troisième roman de Maylis de Kerangal, j'aime son rythme, effréné sans frénésie, j'aime cette fulgurance des mots, des images, des idées qui s’enchaînent, se déchaînent parfois, comme deux corps dans une chambre d’hôtel au bord de l'autoroute. Paula Kate et Jonas se croisent rue de Parme, ce ne serait pas une couleur, il est beaucoup question de couleurs, pour faire cette formation dans le monde de l'art. Une première partie où ils apprennent leur métier, apprennent à se découvrir, se dénuder aussi, et puis comprennent leur métier : la copie, le faux semblant, le trompe-l’œil, le fac-similé... Apprendre à regarder pour reproduire. Apprendre à observer pour trouver la bonne nuance, non la même nuance, des nuances de couleurs, de gris, de vert, de bleu. Caresser le support, le bois, le marbre, l'écaille de tortue, oui il sera beaucoup question d'écailles de tortue, comme de bisons morts vers la fin, parce que le rôle d'un bison n'est-il pas d'être mort.

Le diplôme en poche, chacun part aux quatre coins de la planète, pour de riches investisseurs, bourgeois ou autres oligarques ou émirs, la richesse a sa noblesse, celle de posséder des palais sertis d'émeraudes et de marbre. Quand à Paula, elle m'embarque pour l'Italie, découvrir, faire revivre Cinecittà, le monde du faux réel, le souvenir de ces vieux films avec Elizabeth Taylor, maquillée comme une peinture d'un autre temps, ou une icône orthodoxe qu'il faut vénérer. L'âge d'or du cinéma qui n'a qu'un temps, celui d'un film, ou d'une série télévisée. Retour à la case départ, sans se reposer, la plume de Maylis ne pardonne pas le repos, elle enchaîne, se déchaîne, comme deux corps nus sous les draps embrumés de souffles chauds et humides post-coïtaux. Les valises ne sont pas défaites qu'elle se retrouve sur un quai de gare, gare d'Austerlitz, une vieille locomotive dans le genre inter-cité, pour descendre bien plus bas, dans la Dordogne Rouge, celle des grottes, à la découverte de Lascaux, celle des bisons morts peints sur les murs, couleur ocre, et des chasseurs, couleur noire sombre, dans une caverne où il est interdit de respirer, le projet d'une vie, respirer l'air de la préhistoire, peindre Lascaux IV et sentir ce monde à portée de main, de pinceaux, de marteaux ou de truelles.

J'apporte à la fin de ce chapitre ma faible voix, ou mon petit bémol, l'écriture de l'auteure me fascine toujours autant, l'histoire, cette fois-ci m'a moins passionnée, sa « Tangente vers l'est » m'avait apporté un vent supplémentaire de fraîcheur, de blizzard, de passion, de chair que je n'ai pas retrouvé ici mais je ne lui en veux guère, j'ai appris tout un nouveau monde de couleurs, de teintes, de nuances que je ne soupçonnais même pas, et comme je sais que je serais fidèle à ses prochains écrits, même ses antérieurs puisque deux autres romans m'attendent encore, quand on aime on ne compte pas, c'est comme le nombre de verres de bières – ou de vin, de Vouvray pour l'occasion.

« Ils se déshabillent très vite, se soulèvent à peine, font glisser leur vêtements, et bien que ramassé, concentré, ce moment-là lui aussi se dédouble, deux vitesses y affleurent : l'étreinte terrestre, reliée au choc de la veille, au désir de faire corps, comme une soif de sexe après des funérailles, et l'étreinte cosmique, celle de la résonance, issue des boucles qui tournoient dans un ciel réglé comme du papier à musique. L'étonnement produisant de la clarté, ils sont clairs, d'une clarté violente, l'un et l'autre, neufs et affûtés, explorant le plaisir comme une paroi sensible, usant de tout leur corps, de leur peau, de leurs paumes, de leur langue, de leurs cils, et comme s'ils se peignaient l'un l'autre, comme s'ils étaient devenus des pinceaux et s'estompaient, se frottaient, se râpaient, se calquaient, relevant les veines bleues et les grains de beauté, les plis de l'aine et l'intérieur des genoux ; »

« Un monde à portée de main », Maylis de Kerangal.

Un roman imprégné de couleurs, 
du bleu lune au almost blue, 
le souffle de Chet Baker s'entend-il 
lorsqu-il n'y a personne pour entendre sa trompette ?

 

6 commentaires:

  1. Pas encore lu Maylis de Kerangal mais on vient de me prêter Naissance d'un pont...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je l'ai aussi ce naissance d'un pont... Comme tous les plaisirs qui peuvent graviter autour de moi, j'aime prendre mon temps avec, je vais donc attendre un peu avant de construire ce pont...

      Supprimer
  2. Idem, pour ce pont... Une lecture commune si / quand vous voulez ??

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pourquoi pas... ça peut tout à fait s'envisager si Vous le souhaitez... Mais tu sais, tu peux me tutoyer, moi. Je comprends pour la grenouille, une gentlefrog, mérite respect et titre de noblesse - et donc vouvoiement -, mais moi, je ne suis qu'un rustre.

      Supprimer
  3. Bien sûr VOUS, cher ami, ET avec manU... mais dans quelques mois ! ;-)

    RépondreSupprimer
  4. Je n’ai lu que Réparer les vivants dans lequel il y avait aussi ces longues phrases sans point que j’ai adorées, une fois le rythme capté, il y a une énergie incroyable, les images et les mots s’enchaînent, les émotions, le souffle court on est entraîné dans le délire des personnages. Il me faudra y retourner, c’est sûr! Tangente vers l’est, peut-être... pour le blizzard, la passion, la chair...

    RépondreSupprimer