mercredi 22 avril 2020

Rue du Bon-Augure, Wuhan.


« Des étrangers venus de toutes les provinces débarquent à Wuhan le week-end en avion. Le jour, ils restent enfermés dans leur chambre d’hôtel et, la nuit, ils vont manger rue du Bon-Augure, bien décidés à passer une bonne soirée. Mais la rue du Bon-Augure n'est plus seulement un marché de nuit où l'on vient grignoter. Pour vingt yuans, on peut manger à s'en faire éclater la panse. Le styles des plats n'égalent pas celui des grands restaurants. Ce ne sont que des petits plats comme à la maison, aussi banals que la fille d'à côté. Quand on vient dépenser son argent dans la rue du Bon-Augure, c'est pour autre chose, et cette autre chose, chacun la choisit à sa guise. Quoi que l'on vienne y chercher, quoi que l'on ait en tête, tout le charme réside dans cet "à sa guise". La rue du Bon-Augure est un fantasme, une sensation, c'est un port flottant sans entraves, c'est une grande liberté, une grande libération, un grand fatras, un grand chaos, une longue nuit où l'on peut rêver les yeux grands ouverts. C'est le show de la vie que tout le monde joue sans s'être concerté. »

Dans la rue du Bon-Augure, sous la lune bleue et le bleu étoilé des cieux, il est de bon augure d’aller déguster les cous de canard de la célèbre Célébrité, la grande spécialité de Wuhan dans ce marché nocturne et bouillonnant d’un peuple ivre et bruyant qui vagabonde entre les étals et les marmites de pangolins bouillis. Célébrité dort le jour, travaille la nuit, ne va pas la réveiller avant 15 heures, sinon, de mauvais poils, elle te rabrouera vers ta charrette. C’est pourtant ce que fit son grand frère, venu profiter de la bienveillance de sa sœur, le sourire de son neveu devant la porte. C’est que si les hommes apparaissent souvent comme des piliers de comptoir, Célébrité est le pilier de cette famille. Elle a le caractère fort mais ne peut rien refuser à son neveu, comme s’il était devenu son propre fils… Après tout, c’est elle qui lui a donné le sein, et le sein dans la pensée chinoise est culturel. Ainsi autour de Célébrité, gravitent les membres de la paresse, de l’avidité ou de la luxure, ses frères et sœurs et belles-sœurs, chacun ayant à ses yeux ses propres tares…

Le show de la vie, c’est avant tout une histoire de vies et de la vie d’une femme. Une femme qui consacre sa vie à son petit étal alléchant, devenu institution dans la région. Les gens viennent la voir, pour sa cuisine, pour boire un verre en solitaire, pour lui abreuver de leurs petits tracas du quotidien, se faisant par moment de la soirée discrète confidente. Célébrité, une femme forte qui, à force de caractère, en impose dans cette Chine ouvrière. C’est le show de la nuit, chaude et humide, où les vapeurs d’alcool et de bouillons enivrent les passants à la recherche de réconfort et de vie. 

Dans la rue du Bon-Augure, je sens ces parfums nocturnes, des grillades dans des bouis-bouis, odeur de charbon, d’essence et de viandes grillées, je déguste des bols de riz, de nouilles ou de tofu brûlants. Le calme a perdu toute sa raison, et c’est dans un vacarme quotidien jusqu’aux premières lueurs du soleil que j’erre l’esprit affamé dans cette gouaille populaire. A Wuhan, il y a de la vie, des cris, des rires et des pleurs, des cous de femmes et des cous de canard ; c’était avant le confinement.

« Dans la rue du Bon-Augure, comme dans le reste du monde, le temps continuait de s’égrener, jour après jour.
Le matin, le soleil se lève. Les gens se lèvent aussi et sortent dans la rue – toutes sortes de gens qui se hâtent vers le lieu où ils doivent se rendre. L’expression de leur visage reste indéchiffrable pour les autres. Au crépuscule, le soleil s’abîme entre les rangées d’immeubles. Toutes sortes de gens se hâtent à nouveau pour regagner leur chez-soi. Leurs visages, maintenant recouverts d’une couche de poussière et de fatigue, ont toujours la même expression indéchiffrable. Si l’on considère d’un œil froid la foule des êtres vivants, on est frappé par l’ennui et la banalité qui émanent de cette chose qu’on appelle la vie. Il n’y a rien de plus absurde que cette vie qui vous entraîne malgré vous. Dans la vie, on ne peut éviter qu’à un moment ou à un autre, sans savoir pourquoi, un goût amer ne vous emplisse la bouche, une inquiétude ne vous étreigne le cœur comme une impression de flottement. Voilà pourquoi, la nuit, dans la rue du Bon-Augure, les clients ne manquent jamais.
La rue du Bon-Augure, c’est le temps de la nuit, éclairée par des lampes qui brûlent sans interruption. Ni soleil levant, ni soleil couchant ; c’est un banquet qui ne s’arrête pas tant qu’on n’est pas ivre. On y vient pour être ensemble, et l’on ne pense pas à partir. On bavarde, on chante, on rit et on fait du bruit. Ce ne sont pas des acteurs sur une scène. Ce sont des gens réels, là, juste sous nos yeux. »

« Le Show de la Vie », Chi Li.
Traduction : Hervé Denès.



9 commentaires:

  1. Salut, le Bison
    Encore un livre lié à la situation actuelle de confinement puisque maintenant Wuhan est tristement célèbre. Heureusement, ta chronique se tourne vers la vie! Oui, ce sont des gens réels, là, sous nos yeux.
    Je connais l auteur, mais pas ce titre.
    Rien de tel qu'un morceau joué au piano pour avoir un morceau de ciel bleu à l intérieur du coeur...

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    1. D'autres titres de l'auteure m'ont nettement plus emballé. Je pense surtout à "Trouée dans les nuages". Avec ce show de la vie, je suis resté un peu sur ma faim, malgré les néons nocturnes qui clignotent entre les pages de cette turbulente vie...

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    2. Salut, le Bison
      Ce n est peut-être pas le meilleur titre de Chi Li ou celui qui t a le plus emballé : à vrai dire, peu importe.
      Je suppose que le but premier de ta chronique n est pas de nous faire savoir si tu as aimé ou pas le roman : toute lecture est une rencontre avec des personnages, la découverte d un style, d un monde. Ton texte nous permet donc de nous immerger dans l ambiance, nous prend par la main et nous invite à aller voir ce qui se trouve entre les pages. Ensuite, à nous de nous laisser tenter...ou pas.
      A propos, il me semble que le livre, en attente de lecture, que j ai est " Triste vie".

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    3. Tu as bien compris ma démarche, mon but n'est pas de conseiller mais de faire découvrir, car toute écriture est perçue différemment le matin ou le soir, d'un lecteur à l'autre. Dans la mesure du possible, j'essaye de garder mes avis plus subjectifs dans les commentaires, je ne suis qu'un petit guide aux travers quelques pages de littératures en tout genre.

      A propos, "Triste vie" fut justement le premier Chi Li que j'ai lu...

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  2. Un autre très beau livre que tu nous présentes ! Et qui célèbre la vie - celle d’une femme en particulier -les sensations, l’abondance, la beauté, le partage. C’était avant le confinement, oui.. J’espère qu’à Wuhan et même partout ailleurs, mais surtout à Wuhan, les gens garderont la tête haute face à certains mépris dont ils sont actuellement les victimes. Parce que « ce sont des gens réels, là, juste sous nos yeux. »
    Les gens ont une incroyable facilité à jeter la première pierre sur autrui. Ça leur évite de se regarder en face !
    Je vais me le trouver ce livre-là.
    Rachmaninov <3

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    1. C'est pour ça que je ne peux plus me regarder en face, et que je suis incapable de regarder maintenant les autres, malgré la beauté qu'ils peuvent avoir...

      Ce livre-là n'est pas forcément indispensable, avis totalement personnel, mais l'auteure est à découvrir, pour découvrir que la femme chinoise est plus forte que ce que l'on pense et souvent le vrai pilier de la famille.

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  3. Oh Rachmaninov !!! J'aime passionnément. Tellement romantique!
    Il faut que je te raconte.
    Connais tu le film Brève rencontre ?
    J'aime tellement ce film que j'ai eu une envie irrépressible et urgente de le re re re voir. Je l'ai donc commandé sans réfléchir ni songer aux nouveaux délais postaux.
    Quelques jours plus tard je m'aperçois que j'ai ce film en DVD. Je le regarde et l'aime toujours autant. Je me dis que lorsque l'autre arrivera, je l'enverrai au Bison des bords de Loire.
    Et là.... avant-hier, je reçois... une VHS. Je m'étais donc précipitée sans lire correctement l'annonce.
    Du coup, si tu as encore un lecteur de cassettes video, je peux te l'envoyer...

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    1. Non, je ne connais pas cette Brève rencontre... Je connais très mal les classiques et ces vieux films... Et re-non, mon dernier magnétoscope a du passer dans une benne à ordure et toutes mes VHS laissées sur le trottoir...

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  4. Ah zut dommage.
    Un film romantique comme tu aimes.

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