dimanche 26 avril 2020

Quarantaine

« L’agent sanitaire a maintenant introduit le thermomètre dans son oreille droite. Un bip retentit, telle une alarme. T-K est aussitôt pris d’une violente quinte de toux. L’inspecteur s’écarte précipitamment.
Les contrôles sanitaires ont été mis en place pour contrer une épidémie. Une maladie contagieuse a franchi les frontières du pays où elle s’était déclarée et se propage comme une traînée de poudre à travers le monde. Mais personne n’a encore pu identifier avec certitude les vecteurs de contamination. Un médicament est à l’étude, et les États, par peur d’en manquer, s’arrachent tous les vaccins disponibles. Heureusement, le taux de mortalité de cette maladie n’est pas très élevé. T-K, qui s’est fié aux déclarations répétées des journaux télévisés de son pays, a cru qu’il suffirait de respecter une hygiène personnelle rigoureuse pour se garder à l’abri de ce virus hautement transmissible. »


J'arrive à l'aéroport, l'esprit encore vaseux de la cuite de la veille. L'embarquement comateux, je regarde quand même l'hôtesse de l'air, genre #jenesuispasunvirus et jambes à la coréenne. Un putain de mal de crâne. Le whisky ou ce rhume que j'ai choppé et qui s'attache à moi comme des morpions avides de mon sang ambré. Le débarquement ressemble au début d'un cauchemar, inspection sanitaire et thermomètre dans le cul, c'est bien meilleur. Fièvre matinale, mal dans sa peau, le cœur qui s'emballe. Ces gars en combinaison d'astronaute, même si j'ai toujours rêvé de devenir cosmonaute, me foutent un peu les jetons. La communication entre nous est difficile, de par leur masque, de par ma compréhension de la langue. Pas la peine de chercher un taxi, on m'emmène direct à mon nouveau lieu de résidence, un hôpital bien gardé. Mais, bon, je ne devais pas être assez atteint, la libération suit son court, je sors dehors, à l'air libre, un nuage m'enveloppe, une fumée blanche que les institutions sanitaires vaporisent à partir de camion citerne naviguant de rues en ruelles. J'entre dans l'immeuble, un appartement à l'étage loué par ma société, le gardien a le masque de circonstance, je me sens perdu dans ce pays inconnu. Et c'est à ce moment-là, je le sens, que je bascule dans un autre monde. Personne ne semble prévenu de mon arrivée, j'essaie de joindre l'autre bout de la planète, malgré le décalage horaire, c'est que je crois que j'ai oublié en partant mon clébard dans mon appartement, la vieille grincheuse du dessus doit être encore en train de pester contre les aboiements intempestifs du chien de mon ex-femme. Une voix me répond, le chien baigne dans une mare de sang avec mon ex-femme. Je savais que cette fois-ci j'avais « un peu » trop bu...



Trois types frappent à ma porte, sans ménagement aucune. L'immeuble a été mis en quarantaine, les restos fermés, les pharmacies dévalisées, ce n'est pas l'heure de la distribution des paniers repas. Que me veulent-ils ? Des flics du ministère ? Je saute par la fenêtre, atterri sur un tas d'ordures qui me sauva la mise en même temps qu'il me parfuma de son jus nauséabond jusqu'à la fin de mes jours. C'est à ce moment-là que ma vie bascula vers un autre monde, étrange où les hommes ne sont plus des hommes, et où ils deviennent simplement des numéros, le numéro peint sur le banc pour lequel ils prirent position, parfois en se battant pour chasser d'autres SDF plus faibles qu'eux. Ma vie en devient même absurde, où je n'ai même plus d'existence, simple SDF, laissé-pour-compte, déchet inhumain, abandonné au milieu des détritus, dans un nuage de fumée et de pesticides, l'odeur de putréfaction tenace. Ma vie se résume ainsi, je bascule - ou je me sens pousser, d'autres SDF voudraient-ils mon banc ? - dans les égouts. Le dégoût de ma vie n'étant plus une question de goût quand ma bouche flirte avec ce liquide visqueux et saumâtre, je m'évertue à tuer les rats, par dizaines et centaines. Il faut dire que j'ai une prédisposition pour ça, un vrai tueur, la véritable raison de ma venue dans ce pays en pleine folie épidémique.


« T-K s'aperçoit que même les décharges peuvent offrir de beaux spectacles. Les flammes pourpres qui montent dans la brume matinale ou percent une nappe de gaz désinfectants recèlent autant de beauté qu’un coucher de soleil dans un soleil limpide. Au début, les ordures s'enflamment avec peine, mais au bout d'un moment elles flambent joyeusement en dégageant une fumée noire. Rien n'échappe au brasier. Rien n'échappe au braiser. Ni les déchets domestiques, ni les rats surpris en train de fourrager dans la décharge, ni les cadavres dont on s'est débarrassé discrètement, faute de place dans les morgues des hôpitaux – selon ce que prétend la rumeur – ni les corps des SDF contaminés par le virus et laissés pour morts – là aussi il s'agit de bruit qui court. D'où l'épaisse fumée. Quand l'ardeur du feu s'atténue, des flammèches s'élèvent et retombent au gré du vent ; des cendres grises virevoltent, tels des pétales de fleurs.»


Et après le pic épidémique, je ne vois que deux options pour la population : attendre le prochain virus ou laisser les rats les envahir... Pour ma part, tant qu'il y aura des rats dans les rues, mon taf est assuré et les questions sur mon avenir n'a plus aucun sens. D'ailleurs qui se souvient de moi, dans cette autre vie. Chacun sa voie, dont les mystères sont le plus souvent impénétrables. Je referme ce bouquin, sud-coréen qui décrypte à la fois la vision du couple que la condition des SDF dans cette société où les gens semblent marqués de leur hashtag, dans la beauté de ces cendres, au matin calme, ce jus putréfiant et ces rats grouillant à chaque nouvelle épidémie. #jenesuispasunvirus


« Cendres et Rouge », Hye-young Pyun.
Traduction : Lim Yeong-hee et Françoise Nagel.



8 commentaires:

  1. Eh ben ! Il t'en arrive de ces trucs...

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    1. C'est fou... C'est ça, la déchéance d'un bison...

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  2. C'est fou ces fictions ! Où vont ils chercher tout ça ???
    Je te recommande La peste (sidérant), le Hussard sur le toit ou Nemesis :-)

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    1. le Némesis de Philip Roth ? je ne savais pas que cela parler d'épidémie (de poliomyélite, je viens de regarder). Oui, ça serait une bonne idée. Je n'ai lu que La Tâche, ce qui fait peu pour un grand écrivain américain...

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    2. Tiens, et à propos de Philip Roth, je viens tout juste de voir la série adaptée, The Plot Against America, avec John Turturro et Winona Ryder...
      Très intéressante...

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  3. Oui un GRAND livre.
    Je te recommande aussi Portnoy et son complexe... sans épidémie mais très dérangeant.

    Question série, je suis larguée. Il y en a beaucoup trop.

    Jai juste vu le 1er épisode du Dérèglement... ça dure 20 mn et c'est incroyable.

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  4. Un confinement avec toi est fucking pas ennuyant !
    À moins que ce soit l'alcool de ta cuite de l'avant veille qui te monte à la tête (virage de brosse comme on dit ici) ?
    Ou tes rêves éveillés de l'hôtesse de l'air #jambesàlacoréenne... ou encore le thermomètre bien enfoncé, mais je ne m'avancerai pas là-dessus...... ^^
    Un bon livre ça c'est sûr, avec juste assez de puanteur pour nous faire réaliser que peu importe où l'on se retrouve, il y a des odeurs nauséabondes dans un recoin quelque part...
    (seigneur, quelle grande philosophe je fais, c'est pitoyable) :D

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    1. Virage de brosse, j'adore. C'est ça, la fucking philosophie.
      D'ailleurs, en confinement, il ne reste que les frettes et les lendemains de frettes, l'âme ouverte sur les #jambesàlacoréenne.

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