jeudi 5 janvier 2023

La Dictature, Championne du Monde


"L'homme tourna une page, et Pablo eut à nouveau l'impression qu'il le suivait du regard. Il leva le nez au plafond pour ne pas se faire remarquer, fixa un point au fond du balcon puis, n'y tenant plus, se tourna vers l'homme et put lire les gros titres étalés en première page : "L'Argentine championne du monde" et, plus bas, : "Nous avons vaincu le monde entier."
 
Je relis à deux fois le titre du journal, l'Argentine est bien championne du monde. La foule est en liesse. J'aurais fait un saut dans le temps. Car d'un autre côté, la foule a peur également. Elle oscille entre afficher ostensiblement sa joie dans les rues ou cacher fébrilement ses peurs aux regards des grandes artères. Nous sommes en 1978, l'Argentine de Mario Kempes est bien championne du monde, mais régulièrement des cadavres échouent sur ses plages. La dictature fait rage deux ans après le coup d'état du 24 mars 1976. La dictature, championne du monde.
 
Au soir de la demi-finale match, Pablo est sur le point de rentrer dans son appartement du centre de Buenos Aires lorsqu'il voit "deux hommes à l’affût" dans leur voiture en bas de son immeuble. Il grimpe les escaliers trois par trois, le souffle court, il ouvre sa porte, des gouttes de sueurs froides dans le dos. Il laisse les lumières éteintes un temps, se sert un verre de vin et regarde par la fenêtre. Ils sont toujours là. Que veulent-ils ? Est-ce qu'ils le surveillent, lui ? 

 
"La première mi-temps était terminée. L'un des buveurs de bière se dirigea vers le bar d'un pas mal assuré. Avant d'aller aux toilettes, il se planta devant le caissier et lui annonça que les Argentins allaient gagner 4 à 0 et qu'à l'avenir ils ne seraient plus jamais battus. Une patrouille de police passa dans la rue. Durant un court instant la sirène hurla dans la salle, faisant trembler les vitres. Quand elle s'éloigna, un silence pesant s'installa dans le local mal éclairé, puis la voix du commentateur et la toux de la femme reprirent possession des lieux."
 
Il redescend dans la rue, pour aller boire un café, acheter des cigarettes, prendre un peu le pouls de la rue sombre que seul un réverbère éclaire encore faiblement, la lune s'étant cachée au loin, dans la pampa. Il veut en être sûr. Je reste à la fenêtre, j'observe moi aussi dans le noir, retenant ma respiration, osant à peine humer mon verre de vin, encore mois respirer de peur de faire bouger le rideau. Lorsqu'il débouche au coin de la rue, les hommes ont disparu. Où sont-ils passés, le temps de me servir un second verre et je les ai perdu de vue. Ont-ils suivi l'homme, ou sont-ils finalement pour moi. Tout d'un coup, c'est moi qui suis en sueur, la sueur acide de la peur, et pas celle du plaisir. Je n'arrive plus à respirer, moi simple lecteur avec un verre de vin, jusqu'au bout de la nuit, jusqu'au bout de la paranoïa. Et je n'ai pas d'écharpe aux couleurs de l'Albiceleste, ce qui pourrait faire de moi un double suspect dans les rues sombres et silencieuses de Buenos Aires où les chars et les militaires continuent de patrouiller et où sortent du sous-sol les cris d'une torture d’État.    
 
"Il eut l'impression d'avoir rêvé. Le fourgon de police avait disparu. La rue était déserte, sans passants ni voitures, plongée dans un silence pesant, avec pour seul signe de vie les lumières du bar."  
 
"Deux Hommes à l'Affût", Antonio Dal Masetto.
Traduction : Isabelle Gugnon


"Pablo profita de ce qu'Ana était avec Daniel pour aller chercher des glaçons dans la cuisine. Il se resservit un whisky et s'affala dans le canapé, le verre en équilibre sur sa poitrine. Alors seulement il entendit le disque de jazz qu'elle avait mis à très faible volume. "

2 commentaires:

  1. Est-ce qu'ils se sont aussi mal comportés avec leurs adversaires de 2022 les footeux ?

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    1. J'imagine que ça devait pas être plus fair-play (d'un autre côté, les bataves oranges ne sont pas un modèle non plus)

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