lundi 12 août 2024

Des Eaux Sombres


Par un épais brouillard, je suis sorti de la maison que je louais, et j'ai divagué dans la ville irréelle et chaotique. Je devais me rendre dans cet endroit qu'on appelle le funérarium, et qu'on appelait jadis le crématorium. On m'y avait convoqué, avec obligation de me présenter là-bas avant 9 heures du matin, ma crémation était prévue pour 9h30.
 
Je suis déjà en retard, sur ma vie, et même pour ma propre mort. A l'heure où je t'écris, j'aurais du être déjà en cendres, dans une boite, une urne déposée dans les mains de mes proches. Mais quel proche ? C'est comme si j’avais raté le dernier train. Alors j'erre sur le quai, à regarder le soleil se coucher, sans bagages, sans pleurs, sans sourires. Où vais-je donc bien passer la nuit, sans sommeil, sans bières. Combien de nuits, combien de jours ?

Alors, je suis obligé de prendre un ticket, comme au comptoir d'un bureau de Pôle Emploi et attendre à nouveau mon tour, en silence. En attendant j'erre dans les étages de ma mémoire, les moments clés de ma pauvre vie et je croise des âmes qui comme moi errent de ci de là, en attendant que de l'autre côté un parent un proche aient les moyens de leur payer une sépulture...
 
Pas de paroles, pas de gestes. Il n'y a que des regards et des sourires muets. Si nous sommes assis dans le silence, c'est pour sentir que nous ne sommes pas un, mais que nous sommes une foule, et pour rien d'autre.
Assis dans ce cercle silencieux, j'entends le bruit du feu, un bruit de frétillement ; j'entends le bruit de l'eau, un bruit de battement ; j'entends le bruit de l'herbe, un bruit de bercement ; j'entends le bruit des arbres, un bruit de mugissement ; j'entends le bruit du vent, un bruit de chuchotement ; j'entends le bruit des nuages, un bruit de flottement.
C'est comme si ces bruits se confiaient à nous. Eux aussi ont connu bien des malheurs, eux non plus ne souhaitent pas se souvenir du passé. Puis j'entends se rapprocher un chant semblable à celui du rossignol. Il se rapproche, puis s'arrête, puis se rapproche encore... 
 
A la lisière entre la vie et la mort, et reprenant le mythe de la création du monde, je découvre ce monde nouveau, avec des êtres de chair, des êtres de chair et d'os, des squelettes nus, suivant le temps qu'ils errent ici. Une errance qui n'est pas sans humour, ni même sans critique de la société chinoise, voir de la société humaine. Entre brouillard et pluie, sept jours de la vie d'un homme... non, sept jours de la mort d'un homme... non plus, sept jours entre la vie et la mort d'un homme...
 
Un monde se déploie devant mes yeux étonnés : de l'eau qui coule, de l'herbe verte qui couvre le sol, et des arbres luxuriants dont les branches sont chargées de fruits à noyaux et dont les feuilles en forme de cœurs frissonnent au rythme d'un cœur qui bat. Je vois plein de gens qui vont et viennent , beaucoup ne sont plus que des squelettes, quelques-uns ont gardé leur chair. Ils vont et viennent là. Je lui demande :
- Quel est cet endroit ?
- L'endroit où sont les morts sans sépulture. 

Pour les cinéphiles, les histoires de Yu Hua ont eu souvent l'occasion d'une transposition sur écran noir, comme en témoigne ce sublime thriller noir, Only The River Flows de Wei Shujun, le film de l'été, tiré de son recueil de nouvelles "Un monde évanoui". Du grand art en eaux sombres, comme ces eaux sombres du septième jour.
 
"Le Septième Jour", Yu Hua.
Traduction : Isabelle Rabut, Angel Pino.
 

 
J'erre à la lisière de la vie et de la mort. La neige est lumineuse et la pluie sombre, j'ai l'impression de marcher en même temps dans l'aube et dans le soir. 

2 commentaires:

  1. Ce n'est pas mon préféré de l'auteur, je l'avais trouvé un peu confus et superficiel. J'ai en revanche adoré Brothers, à la fois tragique et drôle, à lire, vraiment...

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    1. C'était une première pour moi, et une belle découverte, ni confus, ni superficiel. Très intéressant, intriguant, entre drôlerie et réflexions spirituelles. Bien que je sois moins littérature chinoise que ses voisins, je reviendrais certainement vers cet auteur. Il m'a plu...

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