jeudi 3 mai 2018

Le Roi des Corbeaux

Dans les méandres boueux de la Black Snake River, perdue au milieu de l'immensité sauvage des Adirondacks, une petite fille, de la boue dans la bouche, de la boue dans les oreilles, jusqu'à de la boue dans les yeux, gît là, abandonnée avec sa poupée comme morte. Recueillie par une famille dite d'accueil, puis par des « parents » aimants, dans le genre couple de quakers, Mudgirl grandit, s'affranchit, et devient Mudwoman, une femme reconnue mais qui reste solitaire, pas vraiment par choix. Elle devient la première femme présidente d'une université de prestige, reniant pratiquement tout son environnement, sa famille, son passé, son histoire. Même son amant « secret » se fait extrêmement discret. Un corbeau noir dans le jardin l'observe à travers les persiennes de son manoir de fonction. Un cri perçant dans la nuit, un nuage dérive sur la lune, les ombres s'effacent dans le noir de jais d'un ciel sans étoiles.

« Le ravin débordait les jours de grosses pluies. Dans son eau frissonnante des nuages couraient comme des bribes de pensées.
Et de l'autre coté du ravin s'étendaient des terres marécageuses où se rassemblaient de nombreux oiseaux et les plus tapageurs de tous étaient les corbeaux.
De bon matin on était réveillé par des cris perçants et éraillés qui pénétraient votre sommeil comme des griffes déchirants du papier ou un tissu gaufré. »

Meredith Ruth doit lutter contre les préjugés, la misogynie de ses paires, la méfiance du conseil de gouvernance, l'hésitation des généreux donateurs. Fière de ses idées progressistes, voulant remettre en question le conservatisme de cet immense paquebot universitaire pour lequel on lui a octroyé la barre, M.R. ne ménage pas son travail, telle un bourreau, ne flanchant jamais devant la tâche et les obligations. Un congrès la ramène dans sa région d'enfance, ces routes isolées qui serpentent au milieu des Adirondacks, les souvenirs remontent à la surface, le goût de boue en bouche resurgit de sa mémoire. Le cri des corbeaux devient menaçant.

« Se réveillant avec l'odeur de marécage dans les narines, les cheveux et la bouche et le Roi des corbeaux au-dessus d'elle dans un grand conifère presque privé d'aiguilles et tordu comme une colonne vertébrale difforme et pourtant une étrange sorte de beauté là aussi de même que dans le plumage noir de jais et l’œil jaune furieux de l'oiseau et Mudgirl sut qu'elle était fécondée ; et quel fruit naîtrait de la semence du violeur engouffrée en elle, elle n'en avait aucune idée. »

Un nouveau portrait de femme, Mudgirl devenu Mudwoman, sous la plume de la prolifique Joyce Carol Oates. Grandeur de la femme, socialement parlant, avant la décadence, la chute irrémédiable tourmentée par les fantômes de son passé. Il a suffi d’une conférence sur les lieux de son enfance pour que l’histoire vire au « thriller » névrosé. Les pages ne se comptent plus. Certaines sont en trop mais elles apportent une ambiance, l’atmosphère des lieux, le cri perçant du corbeau, le roi des corbeaux. Les pages défilent, comme les feuilles mortes sur un campus universitaire livrées au vent. Le temps passe, les années circulent, les yeux plongent dans ce roman, dans cet univers qui flirte avec – comme souvent – des instants gothiques.

Toujours aussi noire, cette plume de corbeau.
Toujours aussi sombre, cette histoire glaçante.
Toujours aussi froide, cette boue sombre et noire.


« Dans l'aube froide, des grands arbres cernant la maison monta, glaçant l'âme, le cri du Roi des corbeaux. »

« Mudwoman », Joyce Carol Oates.



12 commentaires:

  1. Ah ce livre-là... ça fait 6 mois qu'il traîne sur ma table de chevet!!! J'en ai lu le tiers fin novembre, puis il y a eu ce mois de décembre un peu spécial et tabarnak je n'ai lu que 3 livres depuis décembre dont 2 avec toi! (la suite arrive ce weekend ;-))
    Mais je me remets à la lecture, presque deux livres cette semaine, tabarnak que c'est bon! :D
    Ce Mudwoman je vais y revenir c'est certain, quelle puissance! Tombée en amour avec le personnage de cette femme forte <3

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    1. Tu vas y revenir forcément. Parce que dans la vie, il y a des personnes fortes qui se battent jusqu'au bout en criant à la neige et au loup "FUCK le blizzard" !

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  2. Trop de pages, trop de névrose ressassée, j'ai fini par me lasser dette histoire, pourtant forte !

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    1. C'est parce qu'il y a aussi beaucoup de pages, que l'histoire prend de l'atmosphère et qua la névrose s'installe dans la femme et les esprits...

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  3. Ton texte et les extraits choisis donnent envie de plonger dans cette noirceur poétique. J'aime énormément la dernière citation. Et merci : je n'avais jamais écouté The raven par Lou Reed. Un grand moment.

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    1. Cette réinterprétation d'Edgar Allan Poe par Lou Reed est un de mes préférés albums. Il a su mettre une ambiance étrange entre sa musique, aidé par quelques comédiens de renom pour lire certains textes.

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  4. Très très très tentant...
    Il faut absolument cette année que je lise, enfin, J.C.O !!!

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    1. C'est pas la première fois que j'ai l'impression que tu l'écris, cette phrase...
      A croire que tu boudes J.C.O.... ;-)

      Alors finis ta bouteille de XO, et ouvre enfin ce putain de livre de JCO ! En plus, je suis sûr que tu dois en avoir plusieurs en stock... comme le XO...

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    2. Les autres fois, je n'ai pas écrit "cette année" !
      La pression monte...

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    3. le rendez-vous est pris ! Plus que 6 mois ! Attention, certains JCO sont très épais ;-)

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  5. Bonjour le Bison, j'ai déjà lu 3 romans de JCO, celui-ci me tente et je n'ai lu que du bien à son sujet. Un emprunt à faire en bibli. Bonne fin d'après-midi.

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    1. Un très bon cru, aussi bon qu'un... Monbazillac...

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