vendredi 15 mai 2020

les Diggers de San Francisco

Mon histoire commence dans les rues de Brooklyn avec le jeune Kenny Wisdom, tout juste seize ans. Les sixties sonnées, je découvre ce Ringolevio, un jeu grandeur nature qui donnera le titre à la version autobiographique de sa vie, - aparté dans le confessionnal : je n'ai pas tout compris aux règles, mais peu importe, au bout de quelques pages, il n'en sera guère question, si ce n'est que le jeune Kenny fera son apprentissage dans les rues de Harlem. Ce jeu changea sa vie ; alors pendant qu'un de ses copains se faisait descendre par un flic dépassé lui aussi par les règles, Kenny fit sa première grande expérience, shoot d'héroïne. Je me suis dit, intérieurement, que je vais avoir un livre sur les drogués, chouette j'adore ces zombies, sauf qu'au bout de quelques pages, et quelques mois de tôle, le jeune Kenny sortira de son addiction. Il découvrira le vol de haut vol, cambriolant les belles demeures de ses camarades bourgeois, une intelligence hors norme au service du délit. Délice, un roman de gangsters et de délinquance de rues, ça me changera des histoires à l'eau de rose un peu trop fleur bleue que j'ai l'habitude de lire. Au temps pour moi, pour les effractions cela tourne court, long courrier, je m'envole avec Kenny vers d'autres horizons de l'autre côté de l'Atlantique. Kenny a l'intelligence de fuir avant de replonger dans les sombres cellules de bas quartier.



« Au bout d'une heure, Kenny était en pleine vape. Les objets inanimés et les pensées fugaces se confondaient et se libéraient, et tourbillonnaient en cataractes d'apparences. Des souvenirs surgis du passé explosaient en gerbes kaléidoscopiques de spirochètes lumineux, dansaient en une cascade chaotique, nostalgique et hors du temps, comme les pensées d'un homme qui se noie. Tout se déplaçait à la vitesse de la lumière, avec le soleil d'hier luisant dans une direction et celui de demain dans une autre. Le passé et l'avenir devenaient le présent. Il voyait une lueur, scintiller au plus profond de son être, et il comprit immédiatement que s'il cédait à l’angoisse ou à la panique, il raterait l'éblouissement de sa propre mort qui faisait partie de sa vie. Il s'envola, se plaça sur orbite et au moment où il craignait d'y rester toujours et pensait que ça suffisait comme ça, tout se termina et il commença à redescendre. Il avait mal dans les riens.

Après l'orage psychédélique, les pensées de Kenny se calmèrent. Il savait que la plupart des gens étaient mal dans leur peau parce qu'ils craignaient ce qu'ils étaient. Il comprenait qu'il aurait beau chercher à savoir s'il serait le héros ou la victime de sa propre vie, jamais il ne pourrit découvrir son destin. » 


Amsterdam, puis Paris en pleine rébellion algérienne, il file vers les Alpes et l'Italie, la Dolce Vita et Cinecitta. Je le découvre ainsi cinéaste amateur, lettres de noblesse à l'école de cinéma, et lettre à ses parents pour les rassurer, vous allez voir, papa maman, je suis un gars bien, je vais devenir quelqu'un, ne vous inquiétez pas pour moi. Et là, je le vois déjà dans ma tête tourner avec les plus grands, devenir le nouveau Fellini, le nouvel Argento. Parce que son premier film remporta même un prix, mais une telle vie ne se raconte pas dans un obscur billet tel que celui-ci. Alors, on rentre à la maison, ou plutôt sur la côte Ouest, là où l'herbe est de meilleur qualité, flower power, les hippies ont les cheveux longs et les maisons bleues sont adossées aux collines, San Francisco. Et toujours tambour battant, la vie suit son cours, tel le cours d'une rivière impétueuse. Le jeune Kenny Wisdom se rebaptisera en Emmet Grogan et une idée fumeuse lui vient : aider simplement le peuple. Et dans le genre, on ne fait pas mieux que de prendre deux grosses marmites, de faire une soupe de légumes et de carrés de bœufs volés, s'installer dans un parc et inviter tous les gens à venir avec leur bol, distribution gratuite. En même temps, il fonda les fameux « Diggers » de San Francisco, et nul doute qu'un gars en salopette a suivi ses actions pour fonder sa cantine populaire, une cantine du cœur. Emmett y mettra énormément de cœur à cet ouvrage, tout en gardant surtout cette règle primordiale et essentielle, l'anonymat.



« Les anges de Frisco voulaient remercier la population de Haight qui avait aidé à payer la caution de leurs frères, et envisageaient de donner une grande fête. Pete l'Ange en parla à Emmett. Ils décidèrent d'organiser ça dans le parc, pour le Jour de l'An. Ce qu'ils firent. Les Anges payèrent la bière et la sono, et Emmett trouva un grand camion à plate-forme pour servir de scène. Comme c'était un dimanche et qu'il n'était guère que midi, il dut aller réveiller Big Brother et la Holding Company, ainsi que le groupe des Grateful Dead. Pearl le maudit et le traita de tous les noms, et Jerry Garcia lui conseilla d'aller jouer à la roulette russe avec un automatique, mais ils vinrent tous, et il joua merveilleusement de la guitare, et elle chanta de toute son âme pour le peuple.

Ce fut une sacré journée et une sacrée fête, le premier festival rock gratuit qu'on ait jamais vu dans un parc. Quand le soir tomba, tout le monde était heureux et épuisé et en pleine vape. Les flics rappliquèrent, virent que tout le monde était à plat, et se tirèrent en marmonnant vaguement qu'on avait pas demandé d'autorisation. La foule salua leur départ en chantant : " Le parc appartient au peuple ! Le parc appartient au peuple !" »



Voilà, je n'en dis pas plus, ce n'est qu'un maigre aperçu de sa vie, une vie jouée à fond. Maintenant entre les distributions gratuites de nourriture, viendront les premiers concerts gratuits, ce concert de charité et de bonnes causes qui perdurent encore de nos jours, - Emmett avait tant d’idées à mettre en avant pour son peuple, avec les plus grands noms de cette scène – nous sommes en plein « Summer of Love », Janis Joplis est là, cette perle cosmique venue avec son Big Brother and the Holding Company, sans oublier la barbe et les lunettes de Jerry Garcia, toujours présents dans ces rencontres avec le Grateful Dead. Cette musique a une place importante dans cette ville, dans la vie d'Emmett, mais surtout pour le peuple de San Francisco. Quand San Francisco se lève, Emmett épluche des tonnes de patates, de poireaux, de carottes, vole des carcasses de bœuf à l'abattoir, désosse des poulets, distribue des milliers de repas... Il veut des hôpitaux gratuits, des logements gratuits, une entraide mutuelle, une vie au rythme du cœur, sans temps morts. Une vie bien remplie, une vie à fond. ET j'ai envie de dire, quelle putain de musique, quelle putain d'été, mais surtout quel putain de bonhomme cet Emmett Grogan. J'ai énormément appris sur lui, sur cette période, sur l'âme humaine.



« Ringolevio », Emmett Grogan.
Traduction : France-Marie Watkins


4 commentaires:

  1. Excellente version de Rosée du matin par l'éternel Mort Reconnaissant où depuis le temps il doit y avoir plus de mort que de reconnaissance. Mais j'ai un faible pour une ballade de mes vingt ans, le Morning dew de Tim Rose.
    Ringolevio me disait quelque chose, mais quoi? En fait, c'est un titre de Little Bob, notre inusable rocker normand. Ca date pas d'hier.
    Ah! Ce Summer of love... Hi Bison!

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    1. Je te voyais, à chaque coin de rue, l'ami. Tu étais partout, dans toutes les pages. Au concert de Jerry Garcia, à fricoter avec ces groupies hippies, à fricoter avec les italiennes de la CineCitta, à fricoter avec les irlandaises de l'IRA, à fricoter à Frisco...

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  2. Tiens, il gagne à se faire connaître ce Emmett Grogan ! Anarchiste, humaniste, une vie mouvementée aux quatre coins du monde, tout ça dans l’anonymat, il a encore plus de mérite. Et j’apprends en lisant sur lui qu’il a été marié à Louise Latraverse ! Une vie pleine d’authenticité qui est racontée là. Une belle découverte de lecture...
    J’aurais tellement aimé être ado durant la période hippies !
    Tu as "appris sur l'âme humaine". C'est tout dire... :-*

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    1. Pour cette période, vivre les joes à l'air sous le soleil de Californie (c'était plus dans le move de l'époque que Cancun), il aurait fallu que tu naisses un demi-siècle plus tôt...
      Une belle histoire, celle d'Emmett...

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