vendredi 31 mars 2017

Une Femme Déchue

 Dès les premières lignes, je me retrouve plonger dans l’atmosphère du Japon. Le papier jauni, le papier épais, la police de caractère d’un autre temps, je dois être dans une vieille édition qui sent bon les gouttes de sueur déposées par des doigts affairés à tourner les pages. L’histoire se déroule après-guerre, dans la campagne japonaise, loin des grandes villes Tokyo et Osaka. Et lire ce livre mystère en aveugle, sans se laisser guider par une couverture, par le nom d'un auteur. Juste par ces mots, des phrases imprimées sur un papier, un papier qui a été touché, caressé, senti, par d'autres mains, des émotions qui ont été touchées - ou pas - par d'autres âmes... 

Une femme du nom d'Etsuko, encore jeune je suppose malgré son récent veuvage, habite chez son beau-père, Yakichi. Etrange cohabitation, où ils logent au premier étage, le fils ainé et sa femme au second, idem pour le fils cadet qui doit être sur une autre aile de cette maison bourgeoise entourée de vignes à l’abandon, de serres à l’abandon, des fleurs, des champs, un jardinier homme à tout faire, une femme jeune et servante.

« Selon ses conceptions romanesques, les maris étaient toujours infidèles et les femmes souffraient toujours. Les couples d’âge mûr finissaient par ne plus se parler, soit qu’ils fussent las l’un de l’autre, soit par haine mutuelle. »



S’est-elle réjouie de la mort de son mari ? Un mari qui allait voir ailleurs quand bon lui semblait. Etsuko, l’amante passive de son beau-père, qui écrit sur son journal faussement intime une attirance physique pour S. qui n’est autre qu’un domestique de la maison.

Les histoires d’un autre temps, l’opposition ville campagne et la hiérarchie sociale dans un Japon d’après-guerre qui panse ses pénuries. Les aristos sont devenus risibles auprès des paysans, la stature des hommes a changé. L’homme n’est plus un samouraï, il est déchu de son titre de noblesse et presque de respect. Mais la jalousie reste. Etsuko, la femme déchue et la femme jalouse tour à tour des maitresses de son mari puis de Miyo, l’autre domestique enceinte de S. Mais point n’en faut, je m’arrête là, ne te racontant pas toute l’histoire comme le fait le 4ème de couverture de cette vieille édition que je découvre à postériori (heureusement d’ailleurs que je ne l’ai pas lu ; mon avis : tu veux connaitre l’histoire sans lire le livre, plonge direct sur ce quatrième, tout est dit, en quatre phrases, du premier chapitre au dernier).   

« Etsuko s’abandonna à ses pensées.
« Le bruit de la pluie est pareil aux voix de dizaines de milliers de moines lisant des sutras. Yakichi bavarde, Kensuké bavarde, Chiéko bavarde… Ah, que les mots sont inutiles ! Quelle insignifiance ! Quelle futilité ! Quelle duperie que cet affairement perpétuel, cette dépense d’énergie pour une activité dépourvue de sens !« Nulle parole ne saurait rivaliser avec cette puissante et implacable pluie. La seule chose qui puisse rivaliser avec le bruit de cette pluie, qui puisse briser ce mortel mur de son est le cri d’un homme qui refuse de s’incliner devant ce bavardage, le cri d’une âme simple qui ignore la parole. »

Ce roman est l’histoire de cette jalousie disséquée et analysée. De ses prémices à ses dernières secousses, finement, lentement, irrémédiablement, l’histoire Etsuko avance entraînant dans sa chute, celle de son mari, de son beau-père, du domestique. Je n’ai pas l’habitude de lire Mishima, un écrivain qui me faisait un peu peur. D’ailleurs en démarrant cette lecture sans en connaître l’auteur, le thème, le titre, mon esprit s’était posé la question sur son auteur d’après-guerre : Yasunari Kawabata ? (non), Yukio Mishima (possible, mais…). Ce ‘mais’ vient surtout du fait que l’auteur ne m’est pas familier. Non, j’ai pensé à un écrivain comme Seishi Yokomizo avec qui j’avais trouvé dans mes vieux souvenirs des points communs avec « La hache, le koto et le chrysanthème. »  
« Le matin, bois la rosée du magnolia.
Le soir, mange les pétales tombés du chrysanthème. »

La dernière page s’est tournée, le silence s’est fit jusqu’au lendemain. Jusqu’à ce que je décapsule une bouteille de bière, Asahi pour l’occasion, et découvrir la couverture de cette lecture en aveugle. Ce fut donc Mishima, seconde œuvre de l’auteur que je lis. Une belle histoire aux vieux papiers, un roman écrit en 1950, l’après-guerre s’en ressent entre les lignes, une soif d’amour, une soif de bière, un negi miso ramen (poireaux pimentées) de la rue Sainte Anne, seul au comptoir, pas de verre, directement à la bouteille pour faire comme dans les films de yakusas.

« Une soif d’amour », Yukio Mishima.








11 commentaires:

  1. N'est elle pas belle cette couverture, cette Japonaise ?

    J'ai trouvé ce livre au fond d'une caisse en don à la médiathèque et je me suis dis qu'il était un livre idéal pour une lecture à l'aveugle. Tous les ingrédients pour te plaire, peu de critiques sur Babelio mais toutes élogieuses, livre et écrivain inconnus dans ta bibliothèque et puis le destin tragique de l'auteur m'a touché.
    Je suis heureuse qu'Etsuko t'ai touchée.

    Etsuko, Clara ... des destins de femmes tragiques ...

    Bon autant te dire, le prochain livre mystère ne sera pas asiatique ;-)

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    1. Elle est belle, mais elle a un air triste, tragique même...

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  2. Un auteur que j'ai toujours aimé et qui m'emporte de sa plume chaque fois que je le lis. Complètement addict!

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    1. Addict, le torse nu, les abdos saillant, le sabre levé. Une fascination pour le seppuku ? :)

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    2. Aïe...!!! Le seppuku est un rituel que j'ai vraiment du mal à comprendre. Je sais qu'il y a une forme de spiritualité dans le geste, une élévation de l'âme et d'autres valeurs qui m'échappent. Il faut du courage en tout cas...
      (en ce qui me concerne je vois une goutte de sang et je perds connaissance) :D

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    3. un rituel culturel difficile à comprendre pour les occidentaux. Et c'est peut-être dans cette incompréhension qu'il devient fascination...

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  3. Cela fait bien longtemps que je n'ai pas lu Mishima... Il va falloir que j'y revienne... (Goran : http://deslivresetdesfilms.com)

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    1. j'ai toujours eu peur de sa "Mer de fertilité", tétralogie testamentaire. Mais un jour, j'y viendrais...

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    2. J'avais adoré ! (Goran : http://deslivresetdesfilms.com)

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  4. Un auteur japonais incontournable que je n'ai pas encore lu. Et une lecture à l'aveugle que tu as dégustée à sa juste valeur on dirait.

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    1. je déguste toujours quand il s'agit de femme et d'amour...

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