lundi 2 mai 2022

Carnet Intime du Quotidien et du Vide

un jour de septembre (vendredi)
Je descends du taxi, comme dans un rêve, devant l'entrée de ce petit ryokan, perdu et si petit devant ces cryptomérias qui l'entourent, une forêt parée de vert et d'or en cette saison. Je me repose sous le regard complice de la lune. Un clair de lune qui illumine le kimono de cette femme, juste prêt à s'ouvrir pour prendre un bain d'étoiles et de poésie. Les rayons de la nuit recouvre d'un voile sa nudité si blanche, si belle, aussi blanche et parfumée qu'une fleur de jasmin. Je déambule dans les jardins aux alentours, attendant l'appétit ou l'envie de vivre. La pénombre commence à m'envelopper au fur et à mesure que je marche vers la profondeur de la forêt, je ne sais pas si je retrouverai mon chemin, de pierre, de terre, de fraîcheur végétale, je continue d'avancer jusqu'à tomber aux détours d'un bosquet, devant une auberge. Je m'y engouffre, soirée mousse. Au menu, de la mousse. Rien d'autres. Des mousses délicates et délicieuses, elles poussent derrière cet arbre, celles-ci légèrement plus âcres se ramassent à l'ombre des grosses pierres. Même le jus est vert. Qui oserait boire un verre de jus vert dans une nuit dédiée à la mousse. Rassasié je suis, et retrouve la voie de mon futon, guidé par les voix de ces jeunes filles, apprenties geishas.
 
un jour de mai (mardi)
Je découvre que c'est la journée internationale de la Chouffe. Je chouffe, alors. Chouffes-tu avec moi. Chouffons donc ensemble. Pourquoi pas. Comme ça, une idée saugrenue. Farfelue. Je sais je ne sais pas mettre de la folie dans une vie. Ma folie, c'est ma Chouffe. La Chouffe, c'est ma vie. Je décrète ainsi, le mardi journée mondiale de la Chouffe, même si mon monde s'est restreint à quelques centimètres de poussière.
 
 
"Une fois par mois, je me cale sur le jour de la visite de R pour preparer un thé rouge particulier. J'achète seulement vingt grammes des meilleures feuilles dans un magasin spécialisé du shopping mall de la place de la gare. Dans ce magasin, les thés ont des titres originaux tels que Bruit d'aile de la déesse, Larme d'huître perlière ou Trace du parfum de la comète, et sur la boîte métallique du produit le plus luxueux que je demande est collée une étiquette où il est écrit: "Sueur du sommeil de la psyché".
J'attends le moment où l'eau commence à bouillir dans la bouilloire électrique et je verse dans dans la théière un peu de Sueur du sommeil de la psyché en faisant attention à ne pas en renverser. Les feuilles sont parfaitement sèches au point qu'elle ne se différencient pas de la chrysalide déchirée d'une psyché. La bouilloire électrique fonctionne relativement bien compte tenu du fait que je l'ai ramassée là où l'on dépose les objets encombrants, et cela valait le coup de frotter fort pour enlever les moisissures qui tapissaient l'intérieur, car il semble qu'il n'en flotte aucune à la surface de l'eau. Bientôt s'élève un parfum digne du luxe suprême.
Maintenant le parfum que recèle la chrysalide se libère. Feuilles mortes fermentées, petits rameaux desséchés, cadavres de bactéries, salive, température du corps, souffle expiré, tout cela absorbé par la sueur, concentré, élevé jusqu'aux limites, est délivré. Ce parfum qui semble parvenir du plus profond de la terre après si longtemps. Je pense que c'est justement cela l'odeur de R."
 
un jour de février (mardi)
Devant moi, les petites boites. Celles où l'on referme tous ses souvenirs, ses galets, ses peines. Dans mes boites, j'y mets ma vie, un brin de silence, là il me faut la plus grande boite parce que mon silence prend de la place. Dans la suivante, une capsule de Paulaner, une fragrance de jasmin. Une boite allongée, j'y glisse une clarinette. J'y rajoute un air de Coltrane. Plus carrée, j'ajoute un verre de Crozes-Hermitage et un disque de Chet Baker. J'adore associer les vins et les musiques. Pour le Köln Concert par exemple, un Vinsobres. Mais revenons à mes boites, dans la plus petite, j'y glisse un sourire, comme ça je peux l'emporter partout et ainsi l'ouvrir dès que je veux réchauffer mon âme.
 
un jour d'octobre (dimanche) 
Je vois une affiche dans la rue, la grande kermesse de l'école primaire. Je pétille de joie, sautille comme une grenouille, papillonne comme une pucelle. J'adore ces grands rassemblements, je m'y incruste toujours. C'est tout un art, déjà de pénétrer les lieux, ces écoles de plus en plus fermées, surveillées. Maintenant elles mettent même des vigiles à l'entrée, lunettes de soleil, l'air aussi patibulaire qu'un yakuza retraité. Pourtant, je ne me démonte jamais, addict à l’œuf dans la cuillère, au tir à la corde, à la course dans un sac à patate... Le plus compliqué reste le moment du pique-nique où je dois faire semblant que mon fils ou ma fille a préféré manger dans l'autre groupe, dans l'autre partie de la cour. A part ça, je m'éclate. L'art de l'incrust. Il y en a qui s'invite à des séances de dédicace, d'autres à des vernissages d'une galerie, moi ce sont les fêtes d'écoles. Mais, malgré tout, je sais où est ma place, si je sens que je dérange, je m'éclipse discrètement.   

Tout aussi discrètement et silencieusement, j'ai fureté au vernissage d'un photographe amateur. Loin de mois l'idée de me gaver de petits fours, une coupe de vin blanc à la main, j'erre entre les dédales des cadres et des invités Les photographies, couleur ou noir et blanc, suivant l'humeur, suivant la luminosité, des tasses de cafés qui fument sur tous les plans, chaque photo porte un numéro, ma préférée : "Bon courage n°1305".   

le lendemain (lundi)
Il pleut comme un bison qui pisse. A l'ombre d'un regard.
 
un jour de mai (le 2)
Je te souhaite un joyeux anniversaire.
 
un jour de décembre (jeudi)
Je me promène dans la rue, sans but, sans envie, sans vie. J'attends juste que le temps passe, s'égraine, les lunes passent, l'eau s'écoule, quand j'entends des cris. Ou des pleurs ? Un brouhaha indescriptible, comme au marché de poisson de Tsujuki à 4h30 du mat. Trente minutes plus tard, il est cinq heures, Tokyo s'éveille. Mes pensées circulent dans ce capharnaüm, aussi vite que le shinkansen mais moins ponctuelles. Toujours est-il que je rentre dans l'enceinte de ce temple. A l'entrée, encore beaucoup plus de monde, c'est le tournoi de sumo des bébés pleureurs. En couche, comme des sumos, le bébé est présenté au prêtre de cérémonie. Il doit pleurer le plus fort possible. Un spectacle "bruyant", la fierté des parents.  
 
un jour d'avril (samedi)
A m'asseoir sur un banc cinq minutes avec toi. Tu es là à mes côtés, un frisson. Une pensée, un fantôme. Je te vois, tu ne me vois pas. Je te parle, tu gardes le silence. Ou l'inverse. Un esprit, yokaï de la passion. Je sors un livre, je suis seul sur mon banc. La Dame de Musashino, un classique. Un cygne vient me voir. Blanc, comme le sommet du Mont Fuji que je regarde par temps clair, par temps de spleen.

un jour d'avril (dimanche)
Le soir, je chopine. j'adore chopiner. Pas toi ? Chopin au masculin, Chopin au féminin. J'aime partager l'intimité de son piano. Je m'enveloppe d'un silence, beau silence pour moi, lourd pour d'autres... Et Debussy ?

"Je passe ma journée à lire Le Pavillon d'or de Yukio Mishima. Je ne fais que lire et relire la scène où Mizoguchi le héros se promène au Nanzenji avec Tsurukawa son jeune cousin.
Ayant grimpé jusqu'au temple, appuyés à la balustrade ils admirent le paysage et remarquent la silhouette d'une jeune femme dans l'ermitage de Tenju qu'ils surplombent. La femme vêtue malgré la guerre d'un kimono de cérémonie à longues manches et de couleur vive, assise dans la pièce de réception au sol recouvert d'un tapis écarlate, est en train de servir un thé léger à un officier de l'armée de terre en uniforme. Ils ne se savent pas observés par les novices. Bientôt la femme découvre sa poitrine et tire sur son sein pour verser du lait dans le bol de thé. L'homme vide le bol.
Tout en se remémorant les gouttes de lait qui tombent dans le thé et remontent à la surface dans un nuage blanc en faisant des bulles, Mizoguchi grisé comme s'il avait devant les yeux un spectacle n'appartenant pas à ce monde, après la disparition du couple n'en finit pas de regarder la pièce au tapis écarlate."
 
un jour d'avril (samedi)
Décor : des corps. Encore en corps.

un jour de mai (mardi)
L'heure du grand pique-nique a sonné ! J'entends les cloches du temple d'à-côté sonner. Elles résonnent dans la bise printanière de cette journée. Il reste encore quelques fleurs de cerisiers que le vent n'a pas encore su égrainer. Je m'allonge au milieu des coquelicots, Elle débouche une bouteille de Beaujolais. Elle me sert un verre, je lui sers un verre. Une fleur de cerisier tombe dans nos verres. Bouquet parfumé que ce vin, senteur inoubliable, la fragrance du jasmin et de l'amour.

 
"Manuscrit Zéro", Yôko Ogawa.
Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle.
 

 

10 commentaires:

  1. Yoko Ogawa pour un jour anniversaire spécial <3 <3 <3

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    1. une auteur spéciale pour un jour spécial, effectivement...

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  2. Un très joli billet et une très joli boite :)

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    1. on s'en fout des fautes... j'en fais des tas... je n'arrive plus à me relire correctement... mes yeux ne voient plus, mon cerveau corrige...

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  4. Une auteure prolifique (ne connaissais pas ce titre) dont j'ai maintenant lu pas mal d'ouvrages ;-)... Et il m'en reste encore !
    Joli billet. J'ai raté l'anniversaire de Christina, donc "Joyeux anniversaire" avec du retard 😁💐

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  5. J'adore Yoko, c'est comme Haruki, une valeur sûre, un univers poétique, des histoires qui t'emportent ... mais là j'avoue que j'ai été malmené, me demandant ce qu'elle voulait me faire passer comme message. Ça ressemble à un journal intime qui n'en est pas un et ça me perturbe !

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    1. Oui, il est perturbant celui-là, parce que tu ne sais pas où elle veut t'emmener. Et même à la fin, tu te poses toujours la question. Pourtant, il y a quelque chose dedans, peut-être le nom de Yoko qui, comme une valeur sûre et poétique, m'emporte où elle veut car elle sait que je la suivrais n'importe où...

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