lundi 17 avril 2017

Ce village paisible de My Lai, un massacre

Il devait l'emporter. C'était couru d'avance. Tous les sondages le donnaient grand gagnant des prochaines élections sénatoriales. Une formalité même que de passer devant les urnes. Des années qu'il s'était consacré à cet avenir, la politique était devenu sa raison de vivre. Son obsession, même. C'était pourtant sans compter sur l'acharnement médiatique qu'il subit une semaine avant les élections.

La nuit est arrivée, les votes ont été dépouillés. Pas besoin de recompter. Une grosse claque. Une humiliation même. Prendre en compte ce cuisant échec : il n'a plus qu'à se retirer. De la vie politique. De la vie même. Mais comment en est-il arrivé là. A ce point. Aussi bas. Aussi méprisant. Et sa femme qui s'efface deux jours après. Étrange disparition. Dispute ? Fuite ? Pire...

Les médias s'emballent, la vérité devait sortir. Mais de quoi était-il question ? Emplois fictifs, costumes fictifs, j'ai piqué un peu dans la caisse, des emprunts sans intérêt juste pour le fun de prêter de l'argent ? Non, il faut regarder derrière soi, déterrer quelques cadavres et soulever les immondices du Vietnam. Lui, celui qu'on appelait Sorcier... Et regarder les mouches.

« Quelque chose clochait. La lumière du soleil ou l'air matinal. Tout autour de lui, c'était un feu de mitrailleuse, un vent de mitraille, et ce vent semblait le soulever et le jeter de place en place. Il trouva une jeune femme éventrée, sans poitrine ni poumons. Il trouva du bétail mort. Il y avait des feux aussi. Les arbres brûlaient, et les huttes et les nuages. Sorcier ne savait pas où tirer. Il ne savait pas sur quoi tirer. Alors il tira sur les arbres en flammes et les huttes en flammes. Il tira sur les haies. Il tira sur la fumée, qui répondit, et il se réfugia derrière un tas de pierres. Si une chose bougeait, il tirait dessus. Si une chose ne bougeait pas, il tirait dessus. Il n'y avait pas d'ennemi sur qui tirer, rien en vue, alors il tirait sans cible et sans désir, sinon celui de faire passer cette matinée horrible. »



Là-bas, ça sent le cadavre en putréfaction, les mouches bourdonnent par centaines - par millier ? - dans l'air au milieu d'amas de chair et de sang coagulé. Le massacre de Thuan Yen... Il faisait partie des troupes, simples exécutants d'ordre. Mais il y était avec son fusil chargé et des morts sur la conscience qu'il a essayé d'enfouir au plus profond de sa mémoire, jusqu'à ce que la presse s'empare du sujet. Oui, pour pouvoir prétendre à de hautes fonctions politiciennes, il faut être irréprochable. Lui, il a fait partie de la compagnie Charlie.

Mais revenons au Vietnam... Tim O'Brien écrit un réquisitoire dans cette guerre. Il ne dénonce pas. Il ne mésestime pas les faits, même les plus cruels. Il les raconte simplement, en toute objectivité, une plume froide, sans cœur, qui annonce les morts, les tueries, le napalm et les fumées de corps carbonisés dans des charniers à la sortie des villages vietnamiens. Les soldats tirent, ne savent pas sur quoi ou qui tirer, mais ils sont pris dans cet engrenage. Tire d'abord regarde ensuite. Entre roman et enquête journalistique, les faits sont difficiles à lire. Le Vietnam hier, la Somme avant-hier, la Syrie maintenant. La guerre ne change pas, les morts continuent à s’amonceler dans des champs, cimetières improvisés logeant les cadavres de la barbarie.

Ce jour-là vers 7h30, 120 GI de la compagnie Charlie encercle ce village paisible de My Lai. L'heure du petit-déjeuner, pas un soldat vietnamien mais cela n'a pas empêché les soldats américains de scalper, trucider, éventrer, décapiter, torturer, violer, femmes et enfants. Même si le chiffre est difficilement vérifiable et probablement soumis à controverse, un mémorial bâti sur le site même liste 504 noms (de 1 à 82 ans) dont :
  • 50 victimes étaient âgées de 0 à 3 ans ;
  • 69 victimes étaient âgées de 4 à 7 ans ;
  • 91 victimes étaient âgées de 8 à 12 ans ;
  • 27 victimes avaient plus de 70 ans.

« Au lac des bois », voilà donc un véritable roman de littérature américaine, avec ses anges et démons, la rédemption face au massacre, la politique en toile de fond pour tisser ce que fut un véritable massacre humain, cette guerre du Vietnam, roman idéal pour « embellir » la collection « américaine » des éditions Gallmeister.  

Pour finir, j'aimerais reprendre la totalité d'un paragraphe - d'une grande qualité - de notre ami du folk et de Bogart, eeguab : "Parfois quelques lignes, voire deux ou trois pages suffisent à faire d'un livre somme toute décevant un bon souvenir littéraire. A la fin un chapitre nommé La nature de l'Angle décrit l'extrémité Nord-Ouest du Minnesota. C'est là, peut-être, que Kathy Wade s'est perdue. On ne saura pas mais en quelques paragraphes Tim O'Brien nous dépeint cette extrémité jadis colonisée par d'autres hommes du Nord, Finlandais et Suédois. Cet angle est la partie la plus septentrionale des 48 états centraux des U.S.A. et c'est prodigieusement ciselé, quelques animaux, chouette, cerf, faucon, une église en rondin abandonnée depuis des lustres, une autoroute fantôme. C'est une extrême Amérique et j'aime toutes les extrêmes Amériques."

C'était pas ma guerre !

« Il sauta dans la lumière du soleil, tomba à plat ventre et se retrouva seul dans la rizière. Les autres avaient disparu. Ça tirait de partout, un vent de mitraille, et ce vent semblait le soulever et le jeter de place en place. Il n'arrivait pas à se tenir sur ses jambes. Il resta un temps cloué au sol par des choses contre nature, le vent et la chaleur, la lumière mauvaise. Il ne se souviendrait pas de s'être remis debout. Droit devant lui, une paire de majestueux cocotiers s'embrasèrent d'un seul coup.
Juste à l'entrée du village, Sorcier trouva un entassement de chèvres mortes.
Il trouva une jolie fillette la culotte baissée. Elle était morte, elle aussi. Elle le regardait de travers. Elle n'avait plus de cheveux.
Il trouva des chiens morts, des poules mortes.
Plus loin, il rencontra un front humain. Il trouva trois buffles morts. Il trouva un singe mort. Il trouva des canards fouissant dans un bébé mort. Cela faisait longtemps que les événements prenaient cette direction, des mois de terreur, des mois de massacre, et voilà que, dans la faible lumière du matin, le cataclysme avait lieu. »

« Au lac des bois », Tim O'Brien.

8 commentaires:

  1. Curieusement, et tu le verras si tu lis ma chronique de 2012, je n'ai pas la même lecture que toi de ce roman. J'ai été plus intéressé, plus marqué par l'après Vietnam. Mais ce livre, pour moi, finit très fort alors que je l'avais trouvé un brin trop appliqué dans ses deux premiers tiers. Pour autant que je m'en souvienne mais c'est l'intérêt des écrits du blog, on peut s'y replonger. CCR et Run through the jungle me paraissent très appropriés en contrepoint musical. A bientôt.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Effectivement, c'est aussi l'écriture du blog qui rend la perception différente. J'ai accentué les faits du Vietnam, tu t'es accroché sur la femme...

      Comme toi, je trouve que la fin du roman est d'une belle écriture. J'ai apprécié ces différentes hypothèses émises suite à la disparition de sa femme. Et ce côté parfois nature-writing sur un ou deux de ces chapitres finaux, lorsqu'elle s'embarque sur une barque. Enfin, ce n'est qu'une hypothèse.

      Certaines parties du roman sont, je te l'accorde aussi, parfois laborieuses. Très descriptives, à la limite rébarbative comme un article du Monde ou un compte-rendu notarial. Mais les mouches volent et l'ensemble prend. Aux tripes avec ces événements sombres du Vietnam...

      Un dernier point :), les C.C.R. me paraissent très appropriés en toute occasion...

      Supprimer
    2. Pour CCR... tu as raison, totalement.:P

      Supprimer
  2. Ce Tim O’Brien est bien un auteur que j’ai envie de connaître dans la foulée de ceux qui publient chez Gallmeister. Terrible la guerre du Viêt Nam et ce massacre de Mỹ Lai, ceux qui commettaient ces tueries étaient forcément déshumanisés face à la mort, mais c’est l’après-coup (les contrecoups) qui frappaient durs d’après les témoignages subséquents, ces cadavres comme tu dis sur la conscience.
    J’me pose la question concernant le titre et la couverture du livre, le gars s’est retiré au bord d’un lac pour refaire sa vie?
    Histoire, politique, questionnements sur l’humanité ou la déshumanité... j’irai un jour du côté de ce livre. Un peu comme j’adore lire en ce moment « L’amour humain », entre guerre et amour. Mélange de divertissement de d’apprentissage...
    Câlisse!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pourquoi "Au lac des bois" ?
      Parce qu'il se réfugie après ce cuisant échec politique au bord de ce lac, et que cet au bord de ce lac que sa femme disparait... Peut-être est-elle partie dans une barque... ou alors ?... ;)

      Tabarnak, tu lis un livre entre guerre et amour... amour, câlisse de beurk !
      L'amour humain, tout ce que je me souviens c'est d'avoir aimer ce moment...

      Supprimer
    2. Et c'est aussi et surtout un beau cadeau de mon Bison qui a toujours de jolies pensées... ;-)

      Supprimer
  3. Réponses
    1. un jour, si tu sais attendre... cette tentation...

      Supprimer