vendredi 7 avril 2017

L'Accordeur de Bergen

« Le grondement d’une corne de brume rependait à l’infini sa musique désolée de violoncelle. »

Si l’histoire commence à Fès, dans la Medina, je la retrouve à Bergen, cette jeune fille frêle et fragile, tout au Nord de l’Europe, au Nord de la vie, du froid et des ancêtres viking qui boivent leur cervoise dans des crânes humains. Il pleut, comme tous les jours. La nuit tombe vite mais des étoiles scintillent encore dans le ciel. Probablement l’âme des ancêtres qui veillent sur les corps encore vivants. Mais j’apprends vite qu’elle n’est plus vraiment vivante. Un passé lourd, des coups et une fuite. Bergen, comme une échappatoire avec vue sur la mer, mais pas la Méditerranée.

« Qui n’a pas vu la pluie tomber à Bergen ne sait rien de la pluie. Chaque jour il pleut. Ici, lever les yeux vers le ciel n’est pas un signe d’espoir mais de résignation. Une pluie qui ne mouille pas, prétendent les Bergenois pour faire bonne figure devant une étrangère. C’est vrai qu’elle ne mouille pas, à condition de lui échapper, de pousser la porte d’un de ces pubs où la bière pression et les jeux de fléchettes s’y entendent pour égayer les nuits précoces de la cité hanséatique. »

Je pousse une porte, un pub bruyant, des hommes bourrus qui chantent, lancent des fléchettes et cognent des choppes en métal. « Krol » ! En tous sens. Cela « krol » de partout – et j’ai oublié de mettre une sk[r]oll au frais. La langue y est inconnue, mais belle. Au Maroc aussi, elle m’était inconnue mais me paraissait moins belle, plus écorchée. Elle, je la sens justement écorchée, comme une abandonnée de la vie, malgré ses vingt-trois hivers. Comme quoi, certaines blessures physiques atteignent au plus profond de l’âme.



Je pousse une autre porte, celle d’un accordeur. Drôle de métier me diras-tu, d’autant plus que tu n’y trouveras aucun instrument de musique. Juste une musique, celle d’Edvard Grieg. Pour le repos de l’âme. Pour relâcher les muscles. Et le souffle. Souffler, elle en a bien besoin. L’accordeur l’a vu, de suite. Il répare les corps, en même temps que les âmes. Avec patience, avec écoute. Ne pas brusquer un corps défait. Le temps ne presse pas, surtout qu’il pleut dehors. Se laisser bercer par la musique, écouter le son de son cœur, la musique de son âme. La vie est devant soi, se dit-il. Alors ne pas la brusquer. L’attendre à chaque rendez-vous. Le moment viendra où elle se relâchera, comme on relâche ses cheveux au vent. A ce moment-là, il pourra accorder son corps à son âme.

« La plaque de cuivre vissée à la porte de mon cabinet prête souvent à confusion. Je le savais en demandant au graveur d’inscrire ce simple mot : accordeur. En réalité, j’accorde d’étranges instruments, mais faut-il parler d’instruments quand il s’agit de corps humain ? Plusieurs fois par jour, on me sollicite pour un violon mal en point, les cordes détraquées par le froid. Dans la patrie de Grieg où tout un chacun a essayé au moins une fois d’interpréter sa fameuse suite de Peer Gynt, le plus humble foyer abrite un violon et son archet. Lorsque l’apprenti musicien de la famille mesure la difficulté à devenir Edvard Grieg et met sur le compte du mercure son impossibilité à remuer les doigts aussi vite que l’exige la partition, comme si Grieg avait mis des gants pour réussir, l’instrument est rangé avec une vénération perplexe. Mais quelque temps s’écoule et il se trouve toujours un audacieux ou un inconscient pour tenter sa chance, ce qui explique le surmenage des accordeurs à Bergen, les écarts de température ayant raison des réglages au millimètre du crin de cheval. Aux visiteurs heureux de me découvrir les mains libres dans mon cabinet, qui vérifient sans m’écouter l’absence miraculeuse de file d’attente et de violons en souffrance, je propose, une fois leur déception passée, trois adresses d’authentiques accordeurs. Cette entraide est bien naturelle. Il arrive qu’un de ces maîtres m’envoie un teneur de violon malhabile dont le mouvement imparfait du bras éreinte les cordages. Là, c’est à moi de jouer. Je suis un accordeur de corps. J’accorde les muscles et les vertèbres comme un guérisseur de piano rend leur souplesse aux cordes martelées de la table d’harmonie. C’est toute ma vie, accorder. Au fond, je ne connais pas d’œuvre plus humaine. »

Une troisième porte s’ouvre. Je glisse un œil, des tableaux, des toiles d’un vieux peintre alcoolique. Lui aussi a arrêté de peindre. Il a perdu l’amour, l’âme du peintre. Mais peut-être qu’avec elle, il redécouvrira la beauté. La beauté du monde, sa beauté à elle. Peut-être. Parce qu’il voit surtout sa souffrance, ses bleus dans la nudité bleutée qu’une lune nordique éclaire. Les bleus de l’âme.

D’un majeur aiguisé et toujours amarée aux mots, Nad surligne les passages au fil de sa lecture. « Les images sont belles… Certains symboles sont aussi très forts ». Mais il lui a manqué quelque chose, du genre un je-ne-sais-quoi, une bière peut-être, son majeur a pris froid. Moi, rien. Il ne m’a rien manqué. J’ai aimé cette triste histoire de corps et d’harmonie. Caresser un corps, un beau métier. Caresser « un territoire fragile », encore plus. La fin est belle, à double sens. L’histoire m’a enchanté, pas dans la souffrance de cette jeune femme mais dans les mots, la plume de l’auteur, Eric Fottorino, que je découvre ici, l’ambiance pluvieuse de Bergen. C’est que moi, je suis sensible à des vikings buvant leurs bières dans des vestiges de crânes humains. Le jour se lève sur Bergen et sur Cristina, une couverture diaphane, sous l'éblouissement d'une sköll.   

« Puis, soudain, au dessus du piano, inaccessible, s’éleva le chant aigu d’un violon, superbe, isolé, fragile, semblable au cri modulé des fous de Bassan lorsque les submerge l’appel du nid. »
« Un Territoire Fragile », Eric Fottorino.



8 commentaires:

  1. Tu sais, moi ce n'est pas ce qu'il m'a manqué mais plutôt ce qu'il me manque maintenant. Je voudrais ne pas avoir lu le livre pour avoir à le redécouvrir encore et encore. J'ai envie de voir les avions décoller avec Clara, rencontrer ce peintre torturé et boire une skoll avec l'accordeur !

    Un très beau roman, une très belle écriture

    Merci Bibi, Joli coup ! l'attente valait le coup ;-)

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    1. J'ai beaucoup aimé les passages avec le peintre. Il mériterait lui aussi maintenant un roman à part entière sur sa putain de vie. Parce que j'aime ces putains de vie...

      Je me verrais moi aussi, un verre d'aquavit ou une bière, et regarder décoller les avions. Me raconter des histoires sur ces passagers, des retrouvailles, des séparations, des envols au 7ème ciel...

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  2. Ps - Très bel extrait !
    Ça change :-D

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    1. ça change de mes extraits barbares habituels... En plus, pas un seul larsen, c'est dire la piètre qualité de cette prestation :)

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  3. Une triste histoire de corps ne peut que me plaire. Et puis Fottorino ne m'a jamais déçu jusqu'alors...

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    1. triste mais belle. Premier épisode Fottorino dans ma carrière mais pas le dernier.

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  4. Ça fait déjà un moment que je l'ai lu, j'me souviens moins bien, mais c'est vrai qu'il m'avait manqué un petit quelque chose.
    Il me semble que je trouvais que les émotions étaient plus survolées qu'explorées en profondeur. Mais ça reste le simple avis d'une buveuse de Chambly...
    Fuck le blizzard!

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    1. L'effet du Blizzard qui fait envoler dans un bruit assourdissant les émotions... OU alors l'effet de la Chambly qui laisse la profondeur de ton corps inexploré...

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