dimanche 30 avril 2017

L’Art de L’Affinage

Après la vieille qui murmurait à l’oreille des haricots azukis dans « les Délices de Tokyo », je te propose de poursuivre le parcours culinaire de l’auteur japonais, avec le vieux qui murmurait à l’oreille de ses fromages de chèvres. Prévois un verre de vin rouge ou une Triple Karmeliet à défaut d’un verre de shôchû. Le fromage a toujours son pendant, le verre. 

Un roman basé sur l’art de fabriquer du fromage de chèvres. Le lait, qu’il faut traire, les chèvres sauvages sur une île ô combien mystérieuse, puis l’affinage sur le bord de la fenêtre au vent, à la chaleur, à l’humidité. Mais ils font comment les français ? pour obtenir du fromage si bon, si fondant, si piquant. De la moisissure en plus ? Et pourquoi pas de la paille ou de la cendre… Ce roman est un hommage au fromage de chèvre tel que l’on en fait encore – un peu – artisanalement – et que l’on peut acheter – et exclusivement - directement aux producteurs sur les marchés de Dordogne. Le Japon nous envie notre fromage, ou du moins les règles de l’art ! L’art de l’affinage. Alors de là à se faire seppuku…

« Le soleil descendait déjà dans le ciel. La mer et le vent se fondaient dans une lumière dorée.
Ryôsuke continua à courir. Il s'arrêta à l'entrée du premier virage, où il s'assit sur une pierre. Le souffle court, il contempla le paysage étincelant sous ses yeux.La mer des îles du sud était flamboyante. Chaque vague rutilait.Derrière le flot de lumière apparaissaient des images de son enfance.
Lui seul dans une pièce baignée par les rayons du soleil couchant, le regard rivé sur le portrait funéraire de son père. Lui qui trouait, à coups de crayon à papier, l'entrée du mot « suicide » dans le dictionnaire. Lui qui détournait instinctivement les yeux de ses camarades en train de rire à gorge déployée. Ces souvenirs remontaient les uns après les autres, s'agglutinaient en une masse qui dévorait le ciel. Il se prit le front entre les mains, écrasé par le passé qui lui revenait. »


Ryôsuke, la vingtaine, débarque sur cette île reculée de toutes, presque abandonnée. Une île étrange et mystérieuse, qui à elle seule pourrait être exploitée plus pour entretenir le mystère de ses habitants et de ses chèvres noires. Avec deux autres adolescents, il est venu faire de l’intérim, creuser une tranchée pendant quelques mois. Pelleter le rassure, pelleter jusqu’à épuisement et s’oublier dans la terre la mélancolie et la tristesse de sa putain de vie. Une grosse cicatrice lui barre le torse, je comprends aisément le pourquoi, je m’identifie à lui, et aux échecs de sa vie. Lui est jeune, il pourra s’en remettre. Il suffit de le guider, d’aiguiller des chemins qui mènent aux plaisirs et à la réussite. Le roman devient initiatique. A Ryôsuke de créer sa légende personnelle, ou celle du fromage de chèvres. A Ryôsuke d'oublier le col de sa chemise tachée par le sang giclant de la chèvre, la carotide tranchée.
 
Durian Sukegawa mène un nouveau roman gastronomique mais je lui trouve un petit goût d’inachevé. Il lui manque un peu d’affinage. J’aurais aimé en savoir plus sur l’île et ses habitants qui semblent porter tous le même nom. Il me manque aussi les histoires des deux compagnons de route de Ryôsuke que j’aurais souhaité également plus développé (pourquoi cette fille au tatouage et piercings est de cette destinée ?). Il faut du temps pour fabriquer du fromage de chèvre affiné, comme pour connaître les hommes, leur cœur, leur âme. Je m’attache aux personnages, et il est malheureusement déjà temps qu’ils prennent le ferry pour de nouveaux horizons. A mon sens c’est le point négatif du roman, qui n’engage que moi. C’est que j’en veux toujours plus, toujours insatisfait de ma vie.

L’île, ses escarpements et sa forêt isolée m’attendent. Elle garde son côté sauvage – le réseau a même du mal à franchir les vagues. Probablement de ce fait que les jeunes la délaissent. Ryôsuke y est trop jeune pour s’enfermer à son âge, d’autant plus qu’il a encore des rêves, lui. De rêve, il est surtout question d’une promesse faite implicitement à son père – pourquoi est-ce qu’un père se suicide, l’amour de l’enfant n’est-il pas assez fort pour le retenir ? Mais moi, je m’y verrais bien, entouré de chèvres, à méditer sur les échecs de ma vie, nombreux même, tout en regardant le soleil se coucher dans l’océan, tout en pêchant des coureurs arc-en-ciel, tout en trayant les mamelles gonflées d’une chèvre mi-sauvage mi-caline.

« Je n’ai cessé d’accumuler les échecs, et voilà où j’en suis. »

« Le Rêve de Ryôsuke », Durian Sukegawa.

14 commentaires:

  1. Même un peu jeune en maturation je suis tenté par ce fromage-voyage.

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    1. Un beau voyage dans un pays qui n'a pas l’habitude du fromage. Certes, pas parfait, il lui manque, comme tu le dis, de la maturation et de l'affinage, mais c'est étonnant de voir ce genre de fromage au pays du soleil levant. Je me demande d'ailleurs comment a été perçu ce roman au Japon...

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  2. "la vieille qui murmurait à l’oreille des haricots azukis"
    Excellent !! ^^

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  3. Pas la peine de bibiner j'ai eu ma pinthe de rigolade en découvrant qu'il fallait traire le lait :-))) ah ces japs, toujours en avance.

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    1. Bon, sur ce coup-là, j'ai du écrire avant d'avoir bibiner, les mots allant plus vite que les pensées, s'affichant dans un certain désordre de mon esprit, esprit trop tourné vers les mamelles gonflées de ces chèvres sauvages...

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    2. Ne change rien : traire le lait, je valide !

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  4. Ah oui, ça c'est sûr, j'pourrais vivre entourée de chèvres, élever mes chèvres, manger du fromage de chèvre chaque jour, parler à mes chèvres, leur murmurer des mots doux à l'oreille :D
    Sûr que j'pourrais faire ça...
    Et méditer sur ce roman en humant leur "parfum".
    Crisse...!

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    1. Crisse de pauvres chèvres ! Elles vont se geler les mamelles sur ta banquise !!

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    2. Les ours d'la banquise s'feront un plaisir de leur téter les mamelles pour les garder au chaud...
      ^^
      Fuck le blizzard!!!

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  5. Eh Oh Tu nous parles de tes fromages de chèvres de ta Dordogne mais tu ne connais pas mon fromage du Vercors Le Foujou ! Il est excellent quand les vers commencent à grouiller dessus et avec un St Joseph ... Madre miaaaaaaaaaaaaaaaaaa ;-)

    J'adore la couverture de ce livre et ce que tu en délivres malgré tes quelques réticences ...

    J'ai hâte de le lire :-)
    <3

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    1. Le Foujou, je connais ma p'tite dame. Sans les vers, quand même. Les vers, je les garde pour mettre au fond de ma bouteille de mezcal...

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  6. Bien d'accord avec cette analyse. J'ai préféré Les délices de Tokyo que j'ai trouvé plus abouti.

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    1. J'ai pris autant de plaisir à lire comme l'autre, mais je reconnais qu'avec les délices de Tokyo, l'émotion est plus vive, le sujet plus abouti...

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