samedi 26 novembre 2016

Chicago


Stud Terkels est un journaliste radiophonique, célèbre pour ses histoires orales retraçant la vie et la mémoire de l’Amérique. Je le découvre donc, ici ce soir, dans Division Streets, l’histoire orale de Chicago et de ses habitants. Là un mot t’interpelle d’entrée : « oral » pour un livre. Muni de son enregistreur audio, Stud parcourt les rues de Chicago, à la rencontre des gens, petit peuple ou bourgeois. Il les interroge sur eux, sur ce qu’ils pensent de la ville, de leur pays, du monde et de leurs voisins. Il retranscrit par la suite ces paroles, avec ses mots, pour nous donner ainsi un instantané d’une époque, d’un peuple, d’une ville. C’était Chicago en 1965. Blancs et noirs, retraités et femmes de ménages, chefs d’entreprise et putains.

 Et en 1965, à le lire ou les écouter, je perçois cette peur, que je devrais accordée au pluriel, tant elles sont nombreuses. La bombe, le Vietnam, le chômage mais surtout les Noirs. Il y a tant de sujets qui prêtent à débat et qui interrogent, interpellent, effraient. Chacun a ses propres peurs, ses raisons et ses prédispositions. Chacun tente de vivre ou survivre dans cette ville trop cosmopolite, trop changeante. Et chaque quartier a ses humeurs, ses inquiétudes, ses joies et ses peines. Certains retiennent de petits bonheurs, d’autres gardent en mémoire leur injustice, et puis il y a ceux que tout effraie, l’autre, le monde, la folie humaine, l’inconnu.



« Je regarde les Blancs et ils m'irritent. Chaque Blanc veut gagner un million de dollars. Son but dans la vie, c'est un yacht sur le lac Michigan, un yacht et des bains de soleil. Il n'a pas de vrai but. Le Noir, lui, il en a un bien défini. Les Blancs doivent chercher eux-mêmes, ils faut qu'ils trouvent exactement ce qu'ils veulent, et s'ils ne le font pas, les communistes s'empareront de ce pays sans même tirer un coup de fusil. »

L’autre fait peur, parce qu’il est noir ou blanc. Surtout parce qu’il est noir et que de fait il est inconnu, pas comme soi. C’est ça qui effraie le plus. Bien sûr dans ce lot isolé de tel quartier, il y a ceux qui comprennent l’autre, ceux qui ont peur de l’autre, ceux qui sont humains, ceux qui sont racistes. Des âmes pures, des âmes moribondes, des âmes effrayées.

« Non seulement le Noir américain a tout pour lui, mais maintenant, il se tape nos femmes blanches. Et les femmes ont l'air de préférer la pigmentation de nos jours. J'ai deux nièces et je me fais de la bile. Les gars de couleur - et pourtant, je suis pas du tout raciste -, voilà qu'ils viennent des grandes villes et ils trouvent du travail. Et les voilà qui s'amènent bien habillés et qu'ils ont l'air d'avoir appris des choses sur eux-mêmes. Mais les filles qui aiment ça, elles ne sont pas des villes, elles sont de l'Ohio, de l'Iowa, de l'Indiana ou de tout petits patelins. »

Les livres de Stud Terkels ne sont pas des romans, pourtant ils se lisent aussi facilement. Ils sont un formidable témoignage et chaque personne n’hésite pas à parler, sans mesurer ses mots pour parler directement de ses émotions et de son cœur. C’est pour cette raison que Stud s’est interdit d’interroger politiciens, écrivains ou journalistes, trop habitués à manier une langue de bois si peu propice à la vérité d’une société. Et si ce roman parle ouvertement de racisme, nombre d’entre eux ont peur de leur voisin qui n’ont pas la même couleur de peau qu’eux, il offre aussi un formidable défouloir pour ces habitants qui pour une fois – et contrairement aux institutions politiques – se sentent écouter. Stud les écoute, sans juger. D’ailleurs moi aussi, je me passerai bien de jugement prenant juste acte de leur peur.



Qu’en est-il de Chicago de nos jours. Stud étant passé, il ne peut plus revenir sur ces dires, mais qu’il serait intéressant de redécouvrir cette ville en 2016. Aurait-elle changée ? Nul doute que oui, car Chicago bouge, change, se déstructure, comme toutes les grandes villes. Mais les peurs restent. Le désespoir aussi. Les notes d’espoir me sembleraient moins nombreuses. Les motifs de peur auraient quelque peu changé mais leur nombre aurait encore plus clivé les habitants de cette ville – ou de tout autre grande ville des Etats-Unis ou d’Europe. Le Noir continue de faire peur au blanc. Le blanc n’aime toujours pas le Noir et maintenant le moins noir. La bombe ne fait plus peur, mais cette peur a été remplacée par le terrorisme. La Corée et le Vietnam ont été – et seront – remplacés par d’autres guerres. Mais la ville continuera toujours de bouger, d’être détruite pour être reconstruite. Et au milieu de cette ville, de ces quartiers en perpétuelle destruction-construction, il y aura toujours des gens à interroger pour initier de nouvelles genèses orales de l’histoire contemporaine des Etats-Unis d’Amérique.  


« Le monde est plein de péchés. Je crois que nous vivons les derniers jours du monde. Je crois pas que ça va être très long parce qu’il y a beaucoup de prophéties de la Bible qui s’accomplissent aujourd’hui. Je ne pense jamais à la Bombe. Parce que si elle vient, on la prendra en pleine poire. Alors à quoi ça sert de s’inquiéter à l’avance ? J’ai un fils en Corée en ce moment. Mais je suis une goutte dans l’océan. Je pense simplement que ça vaut pas le coup de s’inquiéter, vu que je peux rien y faire. » 


Un coup d’œil à ma montre, elle m'indique 22h05, rue des Dames
L'heure de remercier dans la chaleur de l'Illinois,
  Noctenbule de m'avoir traîné, 
même si je n'ai pas eu droit au cake moelleux et fondant, 
en dehors de mes pâturages de prédilection
voir si l'herbe de Chicago était aussi belle que dans une bouteille de vodka. 

Division StreetStud Terkels.

6 commentaires:

  1. Tom Waits et son énergie + ton article enthousiaste et enthousiasmant = ça me tente mais j'ai un peu peur.

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    1. et pourtant...
      ce fut fort enrichissant même si un peu daté, 1965...

      et puis après, tu auras le droit de sortir un vinyl de Tom Waits, de sortir ta gratte pour l'accompagner, de sortir ta bouteille de whisky pour l'accompagner aussi...

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  2. L'inconnu fait peur et ça conduit à de bien tristes réflexes...

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    1. heureusement que le monde des grenouilles est plus simple. Un coup de sabot, et schtring ! la peur disparait, aussi efficace que La bombe...

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  3. Y’a rien de plus vrai pour dresser un portrait de société que de faire témoigner les gens du « peuple ». J’adore cette approche. Si elle n’enlève pas les peurs, les préjugés, les inquiétudes, elle permet au moins de mettre à jour les vérités...!

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    1. Et que dire d'une société qui se plait à vivre le cul à l'air ! La vérité mise à nu, il n'y a que ça de vrai, ça et le cul à l'air !

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