jeudi 17 novembre 2016

Le Roi Solitaire


L’homme est vieux, le cheveu grisonnant, les articulations grinçantes.
Le chamois est vieux aussi, une barbe grisonnante mais des bonds encore assurés.
La montagne est là depuis des siècles, le soleil encore plus. Et depuis longtemps ce lieu retiré du monde voit le combat entre l’homme et l’animal. Souvent l’homme gagne, il emporte ses trophées, les cornes et la peau, laisse les viscères aux aigles. Souvent. Mais le roi des chamois résiste. A l’homme. A ses fils. Il est majestueux sur son rocher, dans le genre le roi lion, la crinière en moins. Vingt ans qu’il domine cette montagne.
« Les sabots des chamois sont les quatre doigts d'un violoniste. Ils vont à l'aveuglette sans se tromper d'un millimètre. Ils giclent sur des à-pics, jongleurs en montée, acrobates en descente, ce sont des artistes de cirque pour le public des montagnes. Les sabots des chamois s'agrippent à l'air. Le cal en forme de coussinet sert de silencieux quand il veut, sinon l'ongle divisé en deux est une castagnette de flamenco. Les sabots des chamois sont quatre as dans la poche d'un tricheur. Avec eux, la pesanteur est une variante du thème, pas une loi. »
L’homme est vieux, habite seul dans sa cahute en bois au sommet de la montagne, loin de la civilisation, loin des autres hommes, et des femmes. Le vrai solitaire qui préfère jouer de l’harmonica plutôt que de parler. Il apprécie cette solitude, le silence de la montagne. Guide, chasseur, voleur de bétail, il se définit ainsi, mais avant de prendre sa retraite, il veut dans sa ligne de mire le roi des chamois qu’il côtoie depuis 20 ans sans le voir. Sa dernière chasse, son dernier trophée.


Le chamois est seul au sommet de sa gloire, les jeunes pousses ne l’ont pas encore chassé dehors, il continue toujours à mettre en cloque son cheptel en chaleur.
Mais jusqu’à quand. Jusqu’à quand sera-t-il le roi des chamois, jusqu’à quand le chasseur pourra tenir son fusil sans trembler ?

Deux histoires, d’homme et de chamois.
Deux histoires de solitude au cœur des Alpes italiennes.
Deux histoires de vieillesse et ce dernier soubresaut pour finir la vie en beauté.

Erri De Luca ne sacralise pas le chasseur, ni le chassé. N’aie pas peur du viseur, derrière ce fusil se dévoile un grand moment de poésie, d’une pureté aussi rafraichissante qu’alpine. Minima des mots, maxima des émotions. La plume est belle, toute poétique, comme ces aigles royaux virevoltants au-dessus des cadavres éventrés de jeunes chamois succombés à la suprématie du roi des chamois.
Deux histoires, un grand moment.
« Ce jour de novembre et de fatigue, le roi flaira la neige toute proche, derrière la courbe rapide du jour de soleil. Il flaira la neige amie qui pousserait son espèce à se pelotonner dans les tanières de glace. Le soleil faisait son tour d'adieu sur les hauts pâturages, le troupeau de chamois était nerveux. Il avait flairé l'homme, puis l'avait perdu. Les mâles ne broutaient pas, ils bondissaient dans des courses saccadées pour voler une odeur à l'air immobile. Ils soufflaient leur respiration comprimée dans un sifflement. On aurait dit de brefs défis interrompus, sans victoire, qui ne leur appartenait pas. »
Le Poids du Papillon, Erri de Luca.

12 commentaires:

  1. J'ai lu Trois chevaux il y a longtemps. Ca ne m'avait guère plu. Mais ça me tente à ta lecture.

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    1. Là, tu m'étonnes... avec ta passion pour le cinéma italien (à moins que ça soit pour les lolos de lollobrigida)... Mais je pense, j'en suis sûr même, que ce roi solitaire devrait te plaire...

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  2. Tu m'as convaincu d'essayer. Je parle du livre. Les lolos, non, sans façon. Tu sais, ce sont les cuisses de Silvana Mangano en short dans les rizières de Riz amer qui m'ont... (tu vois ce que je veux dire).

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  3. J'ai découvert la belle plume de Erri De Luca avec Les poissons ne ferment pas les yeux et je compte retourner vers lui pour en découvrir plein d'autres, son univers est vaste et me semble vraiment riche! Pour faire de la chasse un moment de poésie, il faut avoir ce talent de transformer "l'horreur" en moment de grâce... Quel bel auteur!
    Un livre sur la solitude, il n'y a que ça de vrai. La solitude et le ... à l'air.....

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    1. Et tu sais pourquoi les poissons ne ferment pas les yeux ?
      Moi, je ne l'ai pas lu celui-là, mais je pense que c'est pour voir les gros nibards de la sirène ! Mais peut-être me trompe-je...

      La solitude et le cul à l'air ! Il n'y a que ça de vrai dans la nature humaine...

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  4. Tu me tentes, là... Je n'ai lu qu'un seul Erri de toute ma vie. La vieillesse, la solitude, ce brin de poésie et la chasse, ça me parle. Je vais sans doute craquer...

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    1. Pour une fois, tu peux te laisser tenter par celui-là ? Même s'il n'y a ni ours ni lagopèdes à queue blanche. Juste un chamois, le roi solitaire.

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  5. Je suis comme Marie-Claude, je n'ai lu qu'un seul roman de cet écrivain. J'avais vraiment aimé. Il faut que je m'y remette !

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    1. Je n'en ai lu que deux. Mais si j'ai beaucoup apprécié "Trois Chevaux", j'ai encore plus aimé "Le Poids du Papillon", que je recommande vivement.

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  6. Erri de Luca est un Écrivain avec E majuscule !
    J'ai eu le plaisir de l'écouter, quel beau moment !
    J'ai même eu une dédicace mais j'étais trop impressionné pour lui dire quoique ce soit...

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    1. Ooh... l'autre... il se la ramène avec son verre de Cognac et ses rencontres européennes en charentaises... :D
      Cela dit, je veux bien te croire... ;)

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