jeudi 10 novembre 2016

De la Movida aux Indignados


Éteins la musique, éteins la lumière. Montre-moi ton côté sombre. Tout le quartier est dans le noir. Que faire… Une main qui se pose sur ma cuisse, une main qui descend ma fermeture éclair, une main qui prend mon sexe, va-et-vient qui le fait se durcir, une bouche qui englobe mon sexe, totalement dur et dressé dans l’obscurité la plus totale. A qui appartient cette bouche, c’est tout le plaisir d’imaginer la partenaire, de prendre cette inconnue, de la retourner et de la sentir jouir… en silence. Le noir et le silence dans « la pièce obscure ».

« Cette douleur initiale laissa court à la furie, obéissant à un signal que personne ne donna, que nous entendîmes tous cependant, nous nous jetâmes les uns sur les autres, avec une rapidité qui était un enseignement de la fois précédente, au cas où, à un moment ou à un autre, la lumière reviendrait. Nous nous traînâmes par terre en enfonçant nos os les uns dans les autres, en perdant tout repère du corps le plus proche, nous embrassâmes et fûmes embrassés, nous nous griffâmes en poussant les mains sous les vêtements, nous offrîmes boutons, fermetures Eclair, mordîmes tout ce qui était à notre portée, introduisîmes des doigts, secouâmes, écartâmes les jambes ou poussâmes avec le genou entre d’autres jambes, nous nous retirâmes à temps et cherchâmes un autre corps à renverser, nous nous fîmes mal,, nous tachâmes mains et ventres, jusqu’à ce que peu à peu nous abandonnions, nous nous écartions du tumulte, pour rester dos appuyé au mur, en silence, écoutant les respirations comme s’il n’y en avait qu’une, nous reboutonnant, remettant nos chemises et T-shirts. »

Cette pièce obscure deviendra un lieu de débauche d’un groupe d’amis. Unis le samedi soir. Des rencontres d’un soir, de plusieurs soirs, des partenaires changeants, des partenaires réguliers. Baiser dans le noir, dans cette pièce calfeutrée et insonorisée, imaginer l’autre, ses formes, son parfum, l’odeur de sa peau, écouter la respiration de l’autre, jouir dans le silence absolu, règle d’or de ce lieu, aucune parole. Chaque samedi soir, puis chaque soir, puis dans la journée aussi. Ce lieu est un cabaret sexuel, échange de liquide séminal, sueur sur la moquette, foutre sur le canapé. La movida, façon Almodovar.



Les années passent, les temps changent, la crise bouscule les habitudes. Ou presque. La pièce obscure reçoit toujours ses fidèles, pas des obsédés, juste des personnes voulant prendre du plaisir et jouir dans le noir et le silence. Déverser ses peurs et ses craintes dans le con de cette inconnue qui a si bien pris ton membre en bouche. Certains prennent du recul (non je ne ferais pas de jeu de mots avec ce verbe, comment veux-tu…), des familles se fondent, des enfants naissent, continuer ses rencontres, s’abstenir de la jouissance extrême, chacun son trip, chacun libre de mener son existence.

« En semaine, en revanche, la pièce obscure était plus que jamais un refuge. Pour certains, plus que cela : un bunker : les murs s’élargirent, le sous-sol devint plus profond, le plafond se voûta et l’obscurité se condense comme un emballage. Elle semblait résistante, à l’abri de l’effondrement général qui s’annonçait, qui menaçait, dont nous parlions encore avec plus d’enthousiasme que de crainte, un futur dont la terrible description nous amusait, parce que ce n’était pas de nous que nous parlions, cela ne nous arriverait pas, ce seraient d’autres que nous qui seraient licenciés, expulsés, jetés dans la misère, poussés à un appauvrissement qui rendrait plus insupportable la vieillesse. Si quelque chose nous effleurait, nous aurions toujours notre refuge. Ce n’était pas pour cela que nous avions construit la pièce obscure, pourtant certains d’entre nous la trouvèrent alors plus solide que leurs propres maisons, où le désarroi devenait grumeleux, se bloquait dans notre gorge. Pour la plupart nous étions encore indemnes, mais il y avait autour de nous des gens qui avaient moins de chance et nous regardions dans leur reflet menaçant : quand nous nous retrouvions le samedi nous faisions le décompte des pertes parmi nos connaissances, qui avait été licencié, qui s’était retrouvé sans emploi pour le prochain exercice, qui devait retourner vivre chez ses parents. Nous étions pour la plupart intacts, mais pas tous : certains furent atteints par ces premiers bombardements, ils devinrent des assidus du bunker. »

Les années défilent, la crise est présente à chaque coin de rue. Ils ont perdu leurs emplois, ils ont perdus leur famille, ils ont tout perdu, même espoirs et rêves. La crise fait peur. Et cette pièce obscure devient alors un refuge, un lieu où l’on vient pour pleurer en silence, pour réfléchir sur sa propre vie, sur son monde. Elle ne sert plus seulement à la luxure et à l’organisation de partouzes entre amis fidèles mais trouve justement une nouvelle fonction, celle de pièce à soi où l’on s’enferme pour écouter maintenant sa propre respiration, pour échapper dans le noir et le silence aux bruits lourds des manifestations, des cris à la révolte, des appels aux secours lancés à chaque coin de rue. La pièce obscure, le nouveau refuge de cette société espagnole devenu triste et apeurée.  

« Le monde s’écroulait pendant que nous, nous baisions, tout heureux, les gens étaient jetés par le balcon avec tous leurs meubles, tous leurs souvenirs pendant que nous, nous baisions, tout heureux, les malades mouraient dans les couloirs des hôpitaux en attendant un test de diagnostic pendant que nous, nous baisions, tout heureux, les pères de famille faisait la queue avec leurs enfants devant les soupes populaires pendant que nous, nous baisions, tout heureux, les banquiers, leurs politiciens volaient à pleines mains pendant que nous, nous baisions, tout heureux, elle-même ne pouvait pas payer le loyer de sa chambre ce mois-là parce qu’on avait saisi la moitié de son indemnité de chômage pour payer une amende pendant que nous, nous baisions, tout heureux ; »  

Ce roman d’Isaac Rosa, jeune auteur sévillan de 1974, fut une formidable découverte que je dois à Babelio et Christian Bourgois Éditeur. Un choc tout d’abord, cette pièce obscure où les partouzes libres titillent mon esprit, tendance légèrement libidineuse. Puis, je découvre petit à petit, en douceur même, la profondeur de ce roman (non, je ne parle pas que de con et de cul) avec cette véritable radiographie de la société contemporaine espagnole de ces dernières années. Je suis passé des années Movida façon Almodovar dans le foutre des soirées libertines aux années Indignados dans la misère de la rue. Une plume brillante et magistrale qui oscille à merveille entre la légèreté et l’indignation. J’aimerais, moi aussi, avoir cette pièce obscure et m’enfermer à l’intérieur, y noyer mes rêves oubliés, abandonnés même, ma vie, déverser mes larmes, mon sperme, caresser, lécher, baiser aussi et surtout me retrouver avec moi-même. Seul. Dans le noir et le silence. Le silence pour écouter les cœurs battre.

11 commentaires:

  1. "mon esprit, tendance légèrement libidineuse"
    Ne serait-ce pas ce qu'on appelle un euphémisme ? ^^

    Blague part, une pièce obscure dans laquelle on ferait bien un tour...

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  2. Et bien, voilà qui est fait pour moi…

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    1. Un auteur à découvrir avec qui j'ai pris mon pied, mais pas que... heu queue ?

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  3. Pièce obscure pour "majeur" averti... ^^
    Ça titille fort sur le canapé! Mais bien sûr, il y a aussi la profondeur du roman :D
    Il a l'air très beau!

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    1. ou Pièce obscure pour initier majeur à d'autres plaisirs, plaisir de l'inconnue, nouveau suc, nouvelle sève... Aller chercher la profondeur, dans le noir, le plaisir, l'inconnue...

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  4. Une histoire sombre mais pourquoi jouir dans le noir et le silence !
    A choisir je préfère à la lumière, voir un peu de pénombre et quelques bougies et puis de la musique par exemple, Chet, ou Brad, ou Keith ... Non ?

    Dis moi, pourrais tu faire l'effort de mettre un verre avec la marque de ta bière, c'est très énervant, ou tourner le verre alors ! Oui je sais c'est mon côté rigide et maniaque ;-)

    Ouais Chet ... je choisirai Chet comme ambiance ^^

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    1. Je n'ai pas assez de place dans ma bibliothèque pour avoir un verre pour chaque bière... Ou alors, faudrait que je lise plus et plus vite pour éliminer les livres de ma bibliothèque...

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  5. Non, tu n'as pas envie de voir mon côté sombre... d'ailleurs, je le fais pas visiter ! mdr

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