dimanche 30 octobre 2022

Le Testament de la Rue Sherbrooke


Un. Deux. Trois… J’ai compté, comme dans une fin de vie, d’ailleurs ma vie sent déjà la fin, un parfum de pisse et de mort qui colle à ma peau, le nombre de livres que j’ai lu de Russell Banks. Ce « Oh, Canada » fut donc mon dixième roman de cet auteur, à noter dans mon testament, au cas où, je les lègue à qui de droit ou à qui en veut, d’ailleurs j’ai déjà commencé le legs de certains d’entre eux. Le testament de la rue Sherbrooke.

« Plus tôt, une heure avant d'aller diner, Fife et son beau-père s'étaient installés dans des fauteuils en rotin, dans la véranda protégée par un grillage écran, sous des ventilateurs qui tournaient lentement au plafond, et ils avaient fumé et bu du bourbon avec de l'eau et des glaçons dans de grands et lourds verres en cristal. Loin des dames, comme aime à dire Benjamin. C'est une coutume qu'on honore chaque fois que Fife et Alicia viennent à Richmond, surtout récemment, du fait qu'Alicia enceinte évite l'alcool et le tabac et que Jessie consacre l'heure du cocktail à superviser le dîner de Cornel, puis son bain et les préparatifs de son coucher. Fife fume sa pipe et Benjamin un cigare. Fife trouve agréable l'odeur du tabac qui brûle, mêlée aux arômes qui flottent à travers les parois grillagées de la véranda et viennent des buissons de myrique, de viorne et d'itéa de Virginie disposés en rangs et massifs soigneusement entretenus près de la maison et plus loin, au bord de la large pelouse vert menthe. Il aime le son des glaçons qui tintent contre le cristal, le poids disproportionné du verre frais dans sa main, l'odeur de sucre brûlé du bourbon quand il le porte à ses lèvres. Il aime regarder le soleil tomber lentement vers les chênes verts de l'autre côté de la James River et voir l'eau passer au noir satiné quand le soleil disparaît derrière la silhouette des arbres. »

dimanche 23 octobre 2022

Sous le chapiteau, de la poussière

Des Cow-boys, des Indiens et des bisons – pas morts – sous le toit d’un grand chapiteau. Il parcourt la France entière, de Marseille à Nancy. Il vient de Londres, de Vienne ou de Florence. Le Wild West Show en tournée mondiale. Les hommes se précipitent pour voir ces sauvages indiens, des plumes sur la tête. Les enfants se cachent derrière les gradins pour regarder les cow-boys tirer sur les Indiens et violer les Indiennes. Un parc à thème itinérant, le grand cirque où les éléphants et autres tigres sont remplacés par des chevaux et des bisons – sages, et les fouets par des Winchester. Au sommet du show, la rencontre entre Buffalo Bill et Sitting Bull.

Sous le chapiteau, de la poussière. Des sabots des chevaux et des bisons, sur le parterre de terre aménagé en l’occasion de cette festivité, la poussière se soulève et s’envole. Le rythme sourd des sabots qui cognent la terre comme ma tempe. Quelle est triste cette terre, cette poussière d’antan, où des gouttes de sang s’y trouve mêler, du sang d’hommes, du sang de bêtes. Une odeur de poudre et de sueur embaume le chapiteau, comme les grandes plaines de l’Ouest sauvage. Les yeux piquent, par la fumée des carabines, par les incendies des terres, par les camps d’indiens brûlés. 

« Au petit matin, le 15 décembre 1890, une quarantaine de policiers indiens avancèrent au petit trot jusqu'à environ un kilomètre et demi du camp de Sitting Bull, puis entrèrent au galop dans le village. Tout le monde dormait. Ah ! que nous aimons le petit matin, la fraîcheur de l'air, les grandes lames de lumière sur la terre pierreuse. Mais ce matin- là, ce n'étaient pas les oiseaux qui chantaient, ce n'était pas la jeune fille qui faisait sa toilette en fredonnant dans la cabane voisine, c'étaient les sabots de quarante-trois chevaux qu'on entendait dans un demi-sommeil. Le profit, le respect du pouvoir répondent à la voix de Dieu. L'Histoire est morte. Il n'y a plus que des punaises. Le bruit de l'iniquité en mouvement se reconnait. Le général Miles est un faiseur d'exemple, un technicien de la discipline. Voici le petit jour. On est devant la cabane du chef indien. Le progrès n'a pas de temps à perdre. Soleil. L'air est glacé. Les bouches soufflent des colonnes de buée. On crie. Sitting Bull sort de sa cabane. Sa figure est comme délavée ; le passé nous arrive sans couleur. »

dimanche 16 octobre 2022

Le Hameau perdu dans la Brume

A l'aube de cette excursion littéraire, je m'enfonce dans la forêt. Peu importe son nom, peu m'importe son lieu, j'erre au milieu des fougères et d'arbres centenaires. De temps en temps, je vois un chemin qui serpente vers un minuscule temple, ou un jizo semé là, presque étouffé par la végétation luxuriante de ces chemins. L'aurore amène ses couleurs comme le vent charrie ses odeurs. La nuit s'estompe, certains coins de la forêt restent encore plongés dans le noir absolu, comme si un peintre s'était amusé à les calligraphier d'encre de Chine.
 
"Les couleurs de la nuit adhéraient aux fenêtres, comme du minerai noir, recelant néanmoins les premiers signes discrets du matin." 
 
Entre deux méandres du sentier solitaire emprunté, je fais une pause, pose mon sac-à-dos, et décapsule une bière pour étancher ma soif matinal, m'essuyer le front de cette sueur moite qui suinte par les pores de mon corps. Reprendre mon souffle avant de retrouver mon chemin, une pluie fine dégoulinant du ciel obscur. Et là, le souffle se coupe, de nouveau. Perdu dans les montagnes, je vois étrangement un hameau suspendu au milieu de la vallée. Quelques maisons brinquebalantes en bois, des toits de mousse, une rivière et son moulin un peu plus en retrait. Des habitants vivent donc dans cet endroit si reculé, si loin de tout, alors qu'il n'y a même pas encore l'eau courante... J'ai entendu parler d'un projet venant à l'amener jusqu'ici... ou du moins à noyer le village pour construire un barrage en amont. Peut-être même que les travaux ont déjà commencé sur un autre versant de la montagne, j'entends au loin des bruits de tronçonneuses. Le convoi de l'eau serait donc en marche...
 

vendredi 7 octobre 2022

Les Cochons de Dona Mercedes

La Cadillac soulève un vent de poussière dans ce désert de rocaille et de soleil brûlant. Quelques orangers, laissés à l'abandon, parfument cette Andalousie sauvage. De son mauve rutilant, la voiture chevauche les chemins de cailloux. Quand tout s'arrête, moteur cassé ou je ne sais quoi - après tout je suis pas mécano, je suis juste un lecteur qui boit dans la poussière de sa vie une Rince Cochon, César et Couicou continuent leur route dans la poussière de leurs santiags. Le prochain village doit bien être à plus de 40 bornes... Tel un mirage survenu de nulle part, une hacienda s'offre à leurs regards. Dring dring, ils entrent, en bons représentants de commerce, un pied dedans et la maison leur appartient. Dona Mercedes, belle matrone, vit là depuis des lustres de poussière, avec sa fille, jeune pucelle au doux nom de Carnelle, et ses deux fils, une montagne nommée Attila et un simplet Goupil, sans oublier le vieux baveux dans sa chaise roulante. Heureux de se retrouver ici, au milieu de ces si ravissants sourires andalous, Dona Mercedes est à l'image de l'hospitalité de ce coin, à l'abri des regards et des conventions, reculé du monde civilisé. 
 
Et pour se mettre en appétit, le Buffet Campagnard. Magistral, gargantuesque, que j'accompagnerai bien d'un verre de vin rouge, aussi charnu que le cul de la maîtresse de maison.
 
"La table paraissait littéralement surgie d'un conte de fées.
Un cochon de lait confit, la gueule envahie de verdure, le corps rosâtre découpé en grosses tranches jusqu'à l'arrière-train, trônait au centre. Autour étaient disposées une dizaine de terrines grandes comme des soupières contenant divers pâtés, des saucissons, des andouilles, des crépinettes, un jambon fumé entier, des têtes et des pieds de porc en vinaigrette...
Une montagne de tranches de gros pain gris et deux jarres de terre cuite emplies de saindoux complétaient le festin."
 

dimanche 2 octobre 2022

Le Canal de Conrad

Ô toi qui a lu le « Nostromo » de Joseph Conrad, tu rentreras de plein pied dans la boue de ce roman. Et même si tes sabots ne sont pas encore crottés par cette première aventure, le regard neuf porté vers cet imaginaire, tu t’engouffreras dans cette « Histoire secrète du Costaguana » comme certains enfouissent leur tête dans un tonneau de vieux rhum colombien. Vierge ou presque de Conrad (au cœur des ténèbres), je suis. Vierge ou presque de Vasquez (le bruit des choses qui tombent), je suis également. Mais parce qu’il faut vivre, je m’enfonce dans la forêt vierge, moite, humide, boueuse, des moustiques aussi gros que des éléphants. Dans cette jungle verdoyante et hurlante, des cris de détresse, animal ou humain, je pars à la grande Aventure, celle qui transporte une âme, transforme un pays. Aux prémices, il y a deux hommes, don Miguel Felipe Rodrigo Lázaro del Niño Jesús Altamirano et Teodor Józef Konrad Korzeniowski, plus communément appelé Miguel Altaminaro et Joseph Conrad, le journaliste détenteur de la vérité face à l’écrivain-marin usurpateur, car n’allez pas croire un traitre mot de ce Nostromo…

« Mon histoire commence en février 1820, cinq mois après l'entrée victorieuse de Simón Bolívar dans la capitale de mon pays libéré de fraîche date. Toute histoire a un père, et celle-ci commence avec la naissance du mien, don Miguel Felipe Rodrigo Lázaro del Niño Jesús Altamirano. Connu de ses amis comme le Dernier Homme de la Renaissance, Miguel Altamirano est né à Santa Fe de Bogotá, ville schizophrène que j'appellerai désormais indistinctement Santa Fe, Bogotá ou Cette Foutue Ville. Au moment même où ma grand-mère tirait violemment les cheveux de la sage-femme et poussait des cris qui épouvantaient les esclaves, à quelques pas de là, on édictait la loi qui permit à Bolívar, en qualité de père de la patrie, de choisir le nom de ce pays tout juste sorti du four et de le baptiser solennellement. La république de Colombie - pays schizophrène appelé par la suite Nouvelle-Grenade, puis Etats-Unis de Colombie et même Ce Foutu Pays - était donc encore un nourrisson, et les cadavres des Espagnols fusillés n'avaient pas eu le temps de refroidir. Mais hormis la cérémonie superflue de ce baptême, nul autre fait historique ne marque ou signale la naissance de mon père. Certes, j'avoue avoir été tenté de la faire correspondre au jour de l'indépendance. Il m'aurait suffi pour ce faire de la reculer de quelques mois à peine. (Je ne peux m’empêcher à présent de me demander si cela aurait dérangé quelqu'un ou même si quelqu'un s'en serait aperçu.) En vous faisant cet aveu, j'espère ne pas démériter de votre confiance. Chers lecteurs et jurés, je sais que je suis enclin au révisionnisme et à la mythographie et qu'il m'arrive de m'égarer, mais je reviens toujours au bercail narratif, aux règles complexes de l'exactitude et de la véracité. »