lundi 27 février 2023

Le Fils de l'Antiquaire de Valparaiso


"Si mon père lisait ces pages, il me dirait que les choses ne se sont pas passées comme ça. Tu aurais dû me demander avant, me reprocherait-il, et pendant un bon moment il ne me parlerait plus. Peut-être pour toujours. Si ma mère lisait ces pages, elle aurait quelques doutes, elle se sentirait triste, mais ensuite elle comprendrait - ou inventerait - les raisons qui m'ont poussé à parler d'eux.
Quelles sont ces raisons ? J'y ai pensé souvent et il n'y en a peut-être qu'une seule : je crois que je veux les trahir. Je veux trahir la mémoire de mes parents, je le dis à voix haute, je veux les trahir avec la seule chose que je puisse faire : un roman dont je ne sais pas si je pourrai le terminer."
 
Le bateau fit escale à Valparaiso. Descendu sur la jetée, je me retrouve à errer dans ses rues poussiéreuses à la recherche d'un bar capable d'étancher ma soif. Le soleil brûle le sel qui ronge ma barbe et ma peau. Je cherche l'ombre sous les arbres, allant dans les ruelles les plus étroites afin de m'abriter et de la chaleur et du vent. C'est ainsi au détour d'un labyrinthe de rues sans vie que je trouve un magasin d'antiquité à la devanture intrigante. "Collection  Privée" est peint sur la vitrine, je pousse la porte m'attendant à voir un vieux loup de mer échoué du Cap Horn. 
 
Mais non, c'est le fils qui m'accueille, c'était bien la boutique du vieux par contre. 
 

mercredi 22 février 2023

la Blonde qui vomit à l'arrière des taxis


 « Huejotzingo se reposait. Cette nuit-là, d'évidence, les fantômes se promenaient paisiblement, certains de ne pas être importunés.
Il était revenu au village afin de chercher les vestiges des jours précédents : mouvement, lumière, corps faits de rythme et de fracas, odeur de poudre et rues ornées de papier crépon. Mais c'était un retour inutile, rien ne se répéterait, aussi avait-il noyé son angoisse dans le mezcal qu'on lui offrait à chaque étal. »

Enrique dit « Le Corbeau » pour son pardessus noir qu’il porte continuellement, roule sur la route fédérale 190. Chauffeur de taxi, il se dirige vers Huejotzingo. Ambiance de fête, musique dans les rues, un cirque s’installe sur la place centrale, au milieu des nains sans sa blanche neige, à moins que ça soit cette blonde qui vomit à l’arrière de mon taxi. Je deviens corbeau noir, oiseau de mauvais augure, qui vole sous les étoiles de Puebla, l’esprit ailleurs, le regard perdu sur une lune qu’il ne voit plus…

dimanche 19 février 2023

Le vieux qui marche, qui fume et qui a de la chance


Le soleil brûlant, la poussière virevoltant, le stetson vissé sur la tête, un homme marche seul dans cette petite bourgade des États-Unis, perdue au milieu d'un désert. Il doit bien avoir plus de 90 ans, ce vieux. Pourtant, il marche, il fait ses cinq postures de yoga par jour, fume peut-être un paquet de cigarettes par jour. Il n'a pas d'âge, si ce n'est les rides de son âme.  

Chaque matin, il va prendre son café au Diner en faisant une grille de mots croisés, puis va acheter son paquet de cigarette chez la mexicaine dont son fils va fêter ses dix ans. Le soir, il discute entre amis autour d'un Bloody Mary. Il aimerait bien allumer une cigarette comme il le faisait en 1968. La nuit s'étale, le vent fredonne et le matin recommence. Toujours en vie, le chanceux. D'ailleurs que sais-je de lui à part qu'on l'appelle Lucky, qu'il a fait les Philippines et la guerre du Pacifique et surtout que c'est le dernier film de Harry Dean Stanton. Son chant du cygne. Il mourut six mois après.

mercredi 15 février 2023

L'île Littéraire


C’est le grand jour sur l’île du Mozambique. Le grand festival littéraire va ouvrir ses portes, avec en invités les plus grands romanciers africains venus discourir sur leurs conditions, celle d’être écrivain, celle d’être africain, celle d’être femme africaine. Être écrivain, c’est avant tout poser son regard sur la beauté. Celle qui t’entoure, le rivage avec les vagues venues lécher langoureusement l’étendue de sable blanc, les fesses de cette belle femme venues caresser l’air de ce trottoir, le sourire de la lune quand le soleil se couche au-delà de l’horizon. Et puis le blizzard, avis de tempête, les vents se lèvent la poussière fouette les cases, les palmiers se couchent dans une atmosphère apocalyptique. Serait-ce la fin du monde sur cette île qui donnera une nouvelle couleur à ce dernier festival littéraire ?

« C'est ainsi que tout commence : un énorme éclair déchire la nuit, l'île se détache du monde. Un temps s'achève, un autre commence. A ce moment-là, personne ne s'en rendit compte. »

Jour 2. Après la tempête. L’île est seule, entourée de brumes. Plus personne n’arrive, comme coupée du monde. Certains tentent de partir, de l’autre côté du pont, mais personne ne revient. Les réseaux téléphoniques et internet demeurent silencieux. Et sans internet, que nous reste-t-il du monde des vivants. Rien. A croire qu’ils sont tous morts. Que faire, à part contempler la mer, cet océan bleuté avec une bouteille de bière à ses pieds, et lire un excellent bouquin troublé par les effluves de cette île, regardant passer les vivants et les autres.

mardi 14 février 2023

Un Piano sous la Lune

"Parfois des nuages
viennent reposer ceux qui
contemplent la lune !"
Basho. 
 
 
Les yeux aveuglés par la lune,
je la fixe au fond de son âme,
l'air triste, son sourire me ravit.
Cette lumière d'un bleu lune
réchauffe la couleur de ce vin,
Vinsobres, Saint Amour ou Bordeaux.
Et sous cette lune et sous ce vin,
un piano illumine la chambre de mes rêves,
mes passions ou mes désirs.
Mon concert solitaire.
 

mardi 7 février 2023

Le Couvent de San Jérónimo

 
Qui croira qu'en signant la mort d'un autre,
le juge se condamne lui-même ?
Sœur Juana Iñés de la Cruz,
Sonnet 207. 
 
Dès que je franchis la grille et que celle-ci se referme sur moi, j'ai cette sensation froide comme d'étranges vibrations qui hurlent des murs humides leurs cris de terreur. Un certain silence, gêné, les silences gênés ça me connaît, s'impose du grand cloître au cloître des novices. La sensation de ne pas avoir pénétré la foi d'un couvent mais directement l'antre de l'Enfer. Cette nuit, une sœur s'est retrouvée morte, égorgée, étripée... Une flaque de sang immaculée autour de son corps, des os de poulets à proximité, une statuette d'un dieu aztèque ou incas, faut que j'aille à la bibliothèque pour me renseigner sur ces rites païens... Raconter ainsi l'histoire, ça donne presque envie, au moins autant que de croquer un ver au fond d'une bouteille d'une liqueur ancestrale.
 
« L'enfer. L'enfer. Il n'y avait pas d'autre mot pour décrire cet étalage de sang et de restes humains.
Le vent souffla avec plus de rage, éteignant les cierges un à un. Soudain on entendit des pas.
Lents et cadencés, claquant sur les dalles de pierre volcanique comme s'ils venaient de l'autel, du toit, des murs - de partout à la fois.
Alors, surgissant du sol comme s'ils provenaient de entrailles mêmes de la terre, un rugissement leur succéda, pareil à celui d'un porc qu'on égorge. Guttural, désespéré, de ceux qui vous poignardent les oreilles et vous tordent les tripes.
»

mercredi 1 février 2023

Crâne avec cigarette allumée


 Froide et sombre la nuit, la lune est absente. Ni bleue, ni lumineuse, elle s’en est retournée vers un autre monde, celui de la lumière. Moi, je reste allongé sur mon lit, dans le monde des ténèbres. Eteins-moi cette cigarette, souviens-toi des dangers de fumer au lit. Tout peut prendre feu en un instant, ta vie, ta mort, ton âme. Partie en cendres, cette dernière t’a tourné également le dos. Les yeux clos, le corps marqué, tu respires une dernière fois, respirer cet air suffocant, sentir cette humidité comme sur un vieux livre aux pages jaunies. Un jour, on retrouvera ton cadavre allongé dans la même position, les os blanchis par le temps, une cigarette encore plantée dans ton crane, comme une peinture de van Gogh. Mais en attendant, tu sens ce parfum de mort qui t’enveloppe, de chair en putréfaction, de peur et de tristesse. De l’Argentine à l’Espagne, tu voyages autour de la mort, avec des jeunes filles mal dans leur peau, des femmes qui ont peur, des fantômes…

« Son nez bouché à cause du rhume - elle chopait toujours un virus dans les avions - perturbait sans doute son odorat ; C'était sûrement ça, pourtant quand elle se mouchait avec un Kleenex et réussissait à renifler, l'odeur était encore pire. Elle ne se rappelait pas que Barcelone ait été aussi sale, en tout cas elle ne l'avait pas remarqué lors de son premier voyage, cinq ans plus tôt. Mais ce devait être son rhume, probablement les mucus coincés qui empestaient, parce que dans certaines rues elle ne sentait absolument rien, et soudain l'odeur l'assaillait, lui donnant de violentes nausées. Ça puait la charogne de chien pourrissant au bord de la route, ou la viande périmée et oubliée dans le frigo quand elle devient violette comme le vin. L'odeur se cachait et, par rafales, gâchait les endroits les plus jolis, les ruelles pittoresques avec du linge suspendu entre deux balcons, qui empêchait de voir le ciel. Elle atteignait même les Ramblas. »