Dans un endroit dont je tairai le nom, sous le regard amoureux de la lune, je regarde le silence et au milieu coule une rivière. Elle fait des s, comme un serpent serpente ; elle fait des l, comme si l’eau volait de ses propres ailes ; elle fait même des c, comme les courbes de cette femme qui se baigne nue dans l’eau froide de celle-ci faisant frétiller la queue des carpes et des truites. Et si je prends du recul, que je grimpe sur le rocher là-haut en guise de promontoire, je vois que la rivière dessine un ? dans le paysage ce qui me fait dire qu’elle m’interroge. Sur ma condition, sur l’art de la pêche, sur ma vie. Sur moi, tout simplement. La rivière philosophe pendant que les poissons filent entre les remous et que le pêcheur fait voler ses mouches au-dessus de l’eau. « La rivière pourquoi ».
« Il faisait frais pour un mois de juillet, mais à l'est, le ciel clair aux reflets rosés annonçait le retour prochain de la chaleur. Des lambeaux de brume s'accrochaient aux arbres de la Tamanawis Mountain, pareils à des troupeaux de moutons informes paissant dans les feuillages. Un escadron de canards surgit en grondant, prêt à bombarder les poissons ennemis. Un grand héron bleu tournoya au-dessus de moi, cornant comme une vieille limousine volante à la transmission asthmatique. Pourtant, le ciel et ses habitants n'étaient rien pour moi : mon regard ne s'intéressait qu'à l'eau. A bord d'un canoë, on ne se contente pas de descendre une rivière : on en fait partie, on devient une créature aquatique silencieuse qui réagit à chaque accélération, à chaque modification du courant, et qui glisse comme un doigt sur un corps nu et vert. Et comme on ne fait pas de bruit, on voit le cerf s'abreuver, les castors travailler, les petits rats musqués et les canards bavards, tout ce qu'on ne voit presque jamais en se baladant le long des berges. Mais lorsqu'au détour de la rivière, je suis tombé sur une biche et ses deux faons en train de boire, quelle a été ma réaction ? Eh bien, je me suis tourné vers la rive opposée, vers un remous prometteur. Mon obstination a été récompensée d'une truite indigène de près de trente centimètres à qui j'ai tordu le cou aussi facilement qu'on dévisse une capsule de bière, pendant que les faons, ces animaux qu'on ne pêche pas, dansaient et chancelaient sur leurs pattes grêles, tendaient et remuaient les oreilles, tordaient leurs truffes noires et humides et agitaient leurs petits bouts de queue au seul bénéfice des cheveux qui couvraient ma nuque. »