dimanche 27 février 2022

Le Fleuve Est Plus Noir Que La Nuit


  Le soleil tape, frappe, cogne.
Les mots aussi.
Le vin également, la bière un peu tiède, un peu fade.
La pluie ruisselle sur les feuilles, le long de tes cuisses, ploc-ploc lorsqu'elle s'écrase sur l'eau plate du fleuve. 
 
"Enero Rey est debout sur son bateau, les jambes écartées, son corps est massif, imberbe, il a le ventre gonflé, il fixe la surface de l'eau et attend, un revolver à la main. Sur le même bateau, Tilo, le jeune homme, est cambré, l'extrémité de la canne appuyée sur sa hanche, il fait tourner le moulinet, tire sur le fil : c'est un cordeau de lumière contre le soleil qui décline. Negro, la cinquantaine, comme Enero, n'est pas sur le bateau mais dans le fleuve même, l'eau lui arrive aux testicules, son corps est également cambré, le soleil et l'effort font rougir son visage, tandis qu'il déroule et enroule le fil, sa canne forme un arc. La petite roue du moulinet tourne, sa respiration est celle d'un asthmatique. Le fleuve est immobile."
 
Étourdi par cette bière, par ces mots, par ce soleil, les pieds dans l'eau froide, le regard perdu sur le rivage. Les souvenirs refont surface toujours dans ces instants-là, celui ou après avoir bataillé des heures ou une vie à remonter une raie d'une grandeur bestiale, tu t'assois dos à la forêt, par moments hurlante, par d'autres silencieuse, et tu plonges ton âme dans le fleuve, eau sombre et noire.
 

mercredi 23 février 2022

Les Amourettes du Mont Daisen


J’annonce le menu : salade, riz, soupe de miso aux champignons, sukiyaki. Un mochi pour finir le saké. Maladroit, je renverse le pot de cure-dents en fermant mon bouquin où il fait bon vivre au pied du mont Daisen. Je suis loin de l’effervescence des grandes villes, je veux du calme, je veux du ciel bleu avec sa lune et des vagues qui lèchent lentement le bord de la plage. Zenitude, je me complais dans ce silence qui entoure ce triste moment où le verre se vide, où la dernière page se tourne, où je respire ce parfum de jasmin une dernière fois… Je reprends mes esprits, c’est du muguet, la fleur du mois de mai, joli mois de mai, le mois où les couples se font, se défont et se fondent sous le son de ces clochettes au parfum aussi entêtant que celui de l’amour.

« Il annonce fièrement :
- Le suzuran s'appelle « Lily of the valley » en anglais, et « muguet » en français.
- Comment connais-tu ces mots étrangers ?
- Par grand-mère.
- Vraiment ?
Il hoche la tête et ajoute :
- Ah, il y a un autre mot en français : « amourette ». »


mardi 15 février 2022

Il était une fois... Un Loup et Paloma


 « Il était une fois, donc, dans ce pays, un garçon que sa mère a appelé Loup. Elle pensait que ce prénom lui donnerait des forces, de la chance, une autorité naturelle, mais comment pouvait-elle savoir que ce garçon allait être le plus doux et le plus étrange des fils, que telle une bête sauvage il finirait par être attrapé et c’est dans le fourgon de police qu’il est, là, maintenant, une fois cette page tournée. »


Il était une fois un conte sans princesse mais avec un Loup. Mais je te raconte l’histoire d’une colombe, Paloma, qui vola seule de ses propres ailes – note personnelle, de mon esprit lubrique, je regarde encore la beauté de ses plumes pubiens, Paloma l’effet que me fait ce prénom à la moiteur bandante. Aussi, plus qu’un conte, c’est une légende, celle d’un Phénix qui renait des flammes de la tristesse et de la solitude.
Phénix, la mère, Paloma, la fille, Loup, le fils. Et pour commencer un poème de Verlaine :

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

lundi 14 février 2022

Une Caresse

Night Nurse à la radio. 

Une musique tendre qui donne la chair de poule, comme une caresse. 

Hier tu m’as fait l’amour et j’ai pleuré.

Evains Wêche.

Love Supreme sur la platine. 

Des étoiles, le sourire d'une belle argentine. 

il caresse de son regard triste les courbes de la lune bleue.

le Bison.


vendredi 11 février 2022

Rue de la Canne à Sucre


« Quand je descends en ville, je suis toujours impressionnée. On n'explique pas Port-au-Prince. On vit Port-au-Prince. Je n'ai jamais vu quelqu'un s'habituer à cette ville, elle impressionne toujours. Pour moi, Port-au-Prince est un cri de douleur. L'accouchement de la vie y est un film d'horreur où les acteurs croient que tout est normal. Comment dire Port-au-Prince ? »


  Carrefour, quartier pauvre de Port-au-Prince. C’est là que j’ai posé mon barda, un vent de poussière en terre haïtienne. Du bruit, des odeurs et des hommes et femmes qui brassent. Ils brassent du béton, ils brassent l’air, ils brassent la vie et la ville, du matin au coucher de soleil, ce rond d’un orange flamboyant qui plonge dans le bleu amer de la mer. Des bus colorés sur des routes déglinguées klaxonnent leur humeur, moi je rêve d’être brasseur. Eux, cette mère, ce père, ne prennent même plus le temps de rêver. A quoi ça leur servirait dans ce quartier ?

  Tour à tour, ils prennent la parole, se faisant narrateurs de leur histoire, de leur ville, te fais pas de bile, je m’assois dans la poussière, chaleur humide et bibine tempérée. J’aperçois cette misère, qui rime peut-être avec bière. Je comprends ce dilemme, chargé d’une lourde peine. Ils ont l’impression de s’être trahis, dans la pauvreté de cette vie, d’avoir vendu leur âme au diable, alors que certains traversent la mer jusqu’à la côte où poussent des érables à la place des palmiers. Un cri de douleur envahit les ruelles sales et boueuses. Le leur, celui d’une mère, celui d’un père, de tout un peuple devant l’impuissance de leur vie, devant la « lâcheté » de leur âme. Carrefour en reggae.  

jeudi 3 février 2022

Rouge


Un pull-over, rouge. 
Un cirque, rouge. 
Le sang d'une petite fille, rouge. 
Même ma bière est rouge. 

« Deux journalistes, Alex Panzani du quotidien La Marseillaise et Pierre Bernard du Provençal, sont venus faire le tour des bureaux de l’Evêché, à l’affut d’une bonne histoire. En ce lundi de Pentecôte il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent. L’info du week-end a été essentiellement consacrée aux accidents de la route. Près de Salon-de-Provence un automobiliste a fait demi-tour sur l’autoroute : 3 morts, 6 blessés. En tout on compte 94 morts, 1 123 blessés dont 389 grièvement. La Pentecôte est meurtrière.

Sujet plus léger : l’apparition du monokini sur les plages. Certaines femmes le pratiquent même à la piscine où un coin leur est réservé afin de ne pas choquer les enfants. Les adeptes se multiplient et revendiquent fièrement cet acte de liberté : « Pour éviter les marques de maillots et aussi parce que nous nous sentons plus à l’aise. Nous avons fait sauter notre carcan ! » A Saint-Tropez, terre d’insolence, c’est carrément le string qui sera à la mode cet été. Voilà le genre d’informations que les journaux développent quand ils n’ont rien à raconter. »

  Une journée tranquille où il ne se passe rien, ou presque. En ce jour de Pentecôte 1974, les journalistes ont bien du mal à faire la une de leur quotidien. Des accidents de la route ou le monokini sur la plage, voilà de quoi tenir le lecteur informé et en haleine. Pourtant, ce 3 juin sera une date marquante pour la France, pour la justice et surtout pour Marie-Dolores et Jean-Baptiste Rambla. Que faisais-tu ce jour-là ? Toutes les personnes en âge de boire une bière s’en souviennent encore, parait-il, mieux que de sa première cuite. Parce qu’à partir de cette date-là marquée en rouge avec le sang d’une petite fille, la France a peur. Alors oui, je reviens sur les faits, une nouvelle fois. Marie-Dolores a été enlevée, pendant que son petit frère a été « épargné » en allant chercher le chien noir qu’un individu dans une Simca 1100 aurait perdu. Point de départ d’une sombre affaire où quelques jours après son corps mutilé est retrouvé abandonné dans une grotte. Un suspect, l’homme au pull-over rouge, vers lequel semble s’aiguiller les soupçons. Un procès, Giscard qui n’intervient pas, le couperet tombe en même temps que la tête de Christian Ranucci. L’histoire aurait pu s’arrêter là dans ces mois qui ont suivi la mort du dernier condamné, alors que toutes les radios fredonnent le tube de l’été, « Et si tu n’existais pas… » de Joe Dassin, son charme, sa voix, - bref, j’adore - et la chaleur de l’été, d’ailleurs il parait que des femmes se mettent en strings sur les plages de Saint-Tropez, l’insolente ou la décadente, - bref, j’adore encore plus -.