lundi 28 janvier 2019

Un Disque Rayé

« Il se dirige vers San Lazaro, s'enfonce dans une rue pour échouer dans un bar sombre qui sent l'urine masculine : long comptoir, tables sales, rhum bon marché : rien d'autre. Personne ne sourit ni ne dit bonjour.
Chacun pour soi.
Quatre types jouent aux dominos dans un coin, comme chaque jour de l'année et comme chaque année depuis la nuit des temps. Le défilé des rectangles blancs, des points noirs, des doubles neufs, des cris et des jurons ne varient pas. Posé à côté de chacun des joueurs, le sempiternel verre de rhum ; au centre, un cendrier rempli de mégots. Voilà, se dit-il, le disque rayé de la culture nationale. »

J’ouvre la fenêtre de ma piaule, sortir les odeurs de moisissure, de peinture défraichie et de sueur aigre, rentrer le parfum iodé de la mer, le parfum jasminé de la femme, respirer cet air irrespirable de nostalgie et de désespoir. La fenêtre ouverte, c’est un peu le disque rayé de ma vie. Des vies et des rêves qui se hachent et se bloquent inlassablement, comme des vagues qui s’échouent sur le rivage avec quelques détritus de radeaux de fortune ou d’infortune. Je referme la fenêtre, trop ébloui par le soleil et l’azur. La radio du voisin braille comme un appel à la prière, ce n’est qu’un énième discours du chef, fidèle à lui-même pendant des heures. Au neuvième étage, je repense à cette vieille russe, blonde et soviétique jusque dans ses poils pubiens. Elle m’ouvre sa porte, de temps en temps, en même temps que sa robe, et je lèche son parfum, je respire frénétiquement sa sueur.

Dans la rue, les femmes font la queue avec leurs tickets de rationnements, les vieux s’attablent à des terrasses de café, cigare et verre de rhum, occupent le temps d’une vie à faire danser des dominos dans leurs mains ridées, les jeunes filles dansent au son de la brise qui fait virevolter leurs jupes légères. Le même décor depuis des années, avec des vieilles carcasses d’automobiles sillonnant la poussière des bouts de trottoir. Les mêmes hommes, tristes ou rêveurs, les mêmes femmes, blondes russes ou noires mulâtres. Le disque rayé de multiples vies. Elles sont quand même belles, ces cubaines, sers-moi un verre de rhum, poupée, même si je ne suis pas ton homme, trop triste devant ce sourire si éblouissant. Le disque rayé de ma vie.

mardi 22 janvier 2019

Hollywood, Seine-Saint-Denis

Prendre le RER, le froid t’étripe, le périphérique s’éloigne derrière toi, le paysage se grisaille. Des barres de béton, couleur gris sale, gris sombre, gris pénombre. And the sky is grey, California Dreamin’ mais « C'est pas Hollywood, ici, c'est la Seine-Saint-Denis. » et le 93 n’a rien pour faire rêver, violence dans la rue, drogue à tous les étages, tournantes dans les caves. L’univers est glauque et pesant. Des gyrophares tournoient dans la nuit, des cordons de sécurité étirent un périmètre, la police scientifique se vêt d’une combinaison blanche. Un premier cadavre, un black sans couilles. Mais il reviendra du monde des morts. Un second mort, combustion spontanée de l’âme et de la chair. Étonnante entrée en matière, Coste, un vieux flic qui a fait toutes ses gammes dans cette banlieue, est chargé de l’affaire. Première entrée en matière d’une PJ à suivre sur plusieurs épisodes, comme dans une série télévisée. Normal… Olivier Norek est aussi à l’origine de la sixième saison de la série « Engrenages ». Ce « Code 93 » a les mêmes codes.

 Au milieu de ces sombres histoires de morts et de sauvagerie barbare, je perçois quelques notes de poésie. Certes, il faut bien les chercher, mais la poésie permet de tenir le coup, sous une pluie de coups, coup dur pour les survivants, les autres, les morts jonchent sur une table métallique de la légiste ou s’enterrent dans le carré des inconnu(e)s sans nom connu. « Faire l’amour, c’est offrir son corps et son esprit. » Voilà une phrase qui me parle mais qui veut de mon esprit ? Coste voit un de ses fidèles lieutenants quittés les lieux, trop pourrissants pour vivre décemment. Une nouvelle venue, un peu de féminité dans l’équipe ne va pas nuire à l’histoire. Mais l’histoire ne s’arrête pas là, le passé a ses cadavres qui vont resurgir de dossiers enterrés ou oubliés.   


vendredi 18 janvier 2019

Fragrance d'une Vodka Biala


- On peut vous faire confiance. Je l'ai tout de suite compris. Dès que j'ai vu le portrait de Soljenitsyne.
- C'est Dostoïevski. Mais j’admire également Soljenitsyne.

Ni Dostoïevski, ni Soljenitsyne, mais Dovlatov. De toute façon, après une bouteille de vodka, toutes les photos en noir et blanc d’écrivains russes se ressemblent. Après deux bouteilles de vodka, tous les écrivains russes portent des noms imprononçables, parfois avant même.

Quand un russe quitte son pays natal, on lui donnait le droit à trois valises. Trois petites valises pour rassembler tous les fragments d’une vie. Mais que mettre à l’intérieur, des souvenirs ou des nécessités ? C’est ainsi l’occasion de faire le bilan de sa vie et d’en découvrir une autre, en partant de rien ou presque, resteront toujours le parfum du souvenir et de la vodka d’antan.

Bien sûr, j'aurais pu refuser. Mais, je ne sais trop pourquoi, j'acceptai. Je passe mon temps à répondre aux propositions les plus saugrenues. Ce n'est pas pour rien que ma femme me dit :
- Tout t'intéresse, hormis tes devoirs d'époux.
Ma femme est convaincue que le premier devoir d'un époux est d'être sobre.


mardi 15 janvier 2019

J’ai Fait Un Rêve


Je savais que je n’aurais pas dû goûter de cette bière au chanvre. J’ai fait un rêve. C’est peu dire. Si au moins, quelques geishas au kimono fleuri et à la senteur de jasmin venaient perturber mon sommeil, mais là, le rêve se transforme en cauchemar, images en noir et blanc, hallucinations éthérées. J’ai fait un rêve, chaque histoire commence de cette manière-ci. Une nuit, un rêve, dix jours de suite. Puissance du chanvre ou de du pouvoir de la lune. Sombre lune qui illumine la nuit de mille peurs, de profonde tristesse, de sombre solitude.

J’ai fait un rêve, et pourtant… j’aurais préféré l’oublier, ne pas se souvenir de ces cauchemars d’antan et de maintenant. En 1908, dans le journal Asahi, le grand écrivain Natsumé Sôseki proposa ces dix nouvelles, que l’illustratrice se proposa de transcrire en manga. Le dessin, sobre et épuré, sombre et presque zen, a tout pour me plaire. Mais les nouvelles sont courtes, aussi éphémères que les pensées de bonheur qui se sabordent en plongeant du pont de ce bateau, dans une eau froide et noire, une chute dans le vide qui n’en finit plus, longue descente vers les abysses de la mort et du désespoir.

samedi 12 janvier 2019

Si Tu Vas à San Salvador


Si tu vas à San Salvador, va voir la femme qui sait lire dans les yeux du sort et qui traîne dans les ports… et les bordels aussi. Il y a deux endroits où les affaires se font : au bar ou au bordel. Ce sont là que les contrats se signent ou que les poignées de main se serrent. J’y croise de braves types d’ailleurs, au sens large du terme, comme Juan Alberto Garcia surnommé Robocop, une machine à tuer probablement. Cet ex sergent d’un escadron de la mort au Salvador, du jour au lendemain, se retrouve au chômage. Le monde est donc en crise, pour tout le monde. La guerre est terminée – sic – il doit penser à sa reconversion dans le civil. Les contacts gardés, surtout une réputation monstrueuse, lui permirent de facilement trouver le job, mercenaire et garde rapprochée.

« C’était un hôtel minable, où je cherchais à être vu le moins possible, parce que la meute d’indics devaient déjà avoir mon portrait. Ce mois-là, je n’ai rien fait : je passais une partie de la journée dans les cinémas Dario, Izalco et Alameda, où il y avait une double projection de films pornos ; le soir j’avalais quelques bières dans un restaurant à deux coins de la rue de l’hôtel ; et je passais le reste du temps à dormir, profondément, comme si je récupérais d’une fatigue vieille de plusieurs années, comme si pour la première fois j’avais l’occasion de me reposer autant que je le voulais, sans l’idée que j’allais devoir tout à coup participer à une nouvelle opération. »

mercredi 9 janvier 2019

Boulevard Giscard d'Estaing

« Après ma cinquième bière, je me sens ragaillardi. A la neuvième, rassasié comme un poulet grillé et pimenté servi dans du papier journal puis d'une sole braisée dépiautée de mes mains, ça va mieux. A la douze ou treizième, je me mets à rire quand une averse soudaine nous chicote tous et qu'on se retrouve serrés sous un auvent.
A la je ne sais plus combientième, je me trouve en discussion avec une serveuse en short. Elle s'appelle Pascaline et ses seins débordent de partout. Son nombril et ses hanches ne sont pas mal non plus.
A trois heures et demie du matin, après avoir bu et rebu, Silué siffle la fin de la récréation et décide de me rapatrier en Zone 4. »

Zone 4. Un nom qui évoque nostalgie et décadence à tous les amoureux de l'Afrique. Lieu des plaisirs nocturnes, du bruit et de la musique, des femmes – des jeunes filles – aux seins lourds et au cul bien ferme.

Zone 4. Une chaleur torride sur le dancefloor. Devant moi, des culs qui frétillent, des seins qui sautent et jonglent sous des tee-shirts mouillés de sueur et d'émoi, des sourires qui éblouissent, des jambes longues et noires luisant sous les stroboscopes... et des shorts mini mini mini.

dimanche 6 janvier 2019

La Recette des Bonbons aux Patates


Quand le sommeil fuit mon paysage nocturne, je m’enfuis dans la littérature. Cheminée éteinte, tabarnak fait frette ici, genre j’ai oublié une fenêtre ouverte et le vent s’engouffre à m’en tourner plus rapidement les pages de mon bouquin, senteur d’érable. Roman québécois donc, ce qui doit expliquer le grand froid qui règne dans cette cabane. En revanche la parlure me réchauffe, elle est enjouée même si je ne comprends pas tout. Peu importe, cela doit faire partie d’un rite initiatique d’immersion dans un monde où il parle comme nous sans parler comme nous. Et heureusement encore que je lis moins vite qu’ils ne parlent dans cette lointaine contrée…

« A l'épicerie, dans la rangée huit, une petite dame bloque le passage avec son énorme chariot qui couvre à peine la largeur de son impressionnant derrière. Qu'elle m'empêche de circuler est une chose, plutôt normal même, vu les pyramides précaires d'articles en tout genre entassés dans le milieu de l'allée, mais qu'elle ne s'en rende pas compte et ne fasse même pas semblant d'essayer de se pousser un peu me tue. Son visage est crispé dans une moue de dédain apparemment provoquée par l'insatisfaction que lui inspire la lecture des ingrédients des produits sans exception. Elle les attrape un à un, les tourne dans tous les sens, s'attarde à tous les petits pourcentages de gras, de sucre, de sel et ne semble jamais trouvé là son bonheur ou quelque chose qui satisfasse son désir de se faire du bien. Son pouce et son index pincent sa bouche aux commissures pâteuses et viennent se rejoindre au centre de sa lèvre inférieure après avoir râclé les peaux mortes, les croutes séchées d'un rouge à lèvres à moitié effacé dans les teintes de mauve. Des traces tenaces d'un mauvais vin rouge bu la veille, peut-être. Par réflexe, fort de cette seule trace probablement mal interprétée, mon cerveau la transforme en une vieille alcoolique pas fine, facile à détester. Je m'avance en me traînant les pieds, pour faire du bruit, mais elle ne bouge pas. Sourde en plus. J'ai besoin d'aller tout droit, d'atteindre la section des desserts maison, pour ramasser trois tartes aux pets-de-soeur de la boulangerie Bouchard de L'Isle-aux-Coudres. [...] Une personne qui dort à peu près normalement se résigne sans regimber à changer de rangée pour éviter le problème. Je n'en suis pas. En passant près d'elle, en la frôlant sans délicatesse, dans ma tête je lui crie de toutes mes forces : "Mange de la laitue bio, crisse !" J'ai une voix intérieure qui porte, elle bouge, se dirige vers l'allée des légumes. Je me rends jusqu'au bout de la rangée, prends mes tartes, les paie et sors, sans détruire quoi que ce soit, sans tuer personne. Je suis parfois capable d'un contrôle absolument épatant. » 

J’ose à peine sortir la graine au vent de ma cabane enneigée, de peur d’effrayer la tite Josée venue se balader dans mon coin suite à ses longues insomnies, mouvements perpétuels de l’esprit qui tourne en boucle surtout la nuit. Josée, dans ces moments-là, elle discute avec son père, rien de bien anormal me diras-tu sauf que son père est décédé même s’il erre encore les rivages de sa vie. C’est que ses pensées tournent trop vite dans sa tête, comme une vis qu’on enfonce dans le crâne et tourne indéfiniment, inlassablement, infatigablement…

jeudi 3 janvier 2019

Sur des Sentiers Lumineux, un Sourire Solaire

Dans les ruelles de Lima, le soleil se lève à peine, température fraîche, une musique m'emmène. Des jeunes dans la rue crient, parlent, négocient. Cambistes de rue, ils changent des dollars verts en intis et inversement. Le vert devient blanc, ne cherche pas à savoir si le blanchissement est légal, dans ce pays aux sentiers lumineux la lumière doit provenir de la drogue... Carlos est l'un deux.

Traversant ces ruelles, la robe volage quelques femmes passent, d'un hôtel au bar et inversement. Elles sont belles et caramélisées, la chevelure ténébreuse et libre. Un sourire solaire, Mabel, elle s'appelle et suis mon cœur dans cette lecture.

« Je ne voyais pas son visage, mais j'entendais sa respiration agitée, et nous sommes restés ainsi quelques instants : ma poitrine appuyée contre la sienne et un de mes genoux bloquant ses jambes. J'ai senti alors un tremblement, une brusque secousse dans son ventre. Mes deux mains ont agrippé ses fesses et j'ai commencé à l'embrasser dans le cou.
- Enlève-moi cette blouse ! A-t-elle dit d'une voix presque inaudible, enlève-la-moi !
Plusieurs boutons ont sauté et la blouse est tombée. Sa langue a pénétré dans ma bouche comme une couleuvre qui fuit un incendie. »


mardi 1 janvier 2019

Poème pour une Rose


Le piano de Jasper Van’t Hof, tout en douceur, m’enivre de sa mélancolie, de son doux souvenir, d’un parfum de femme. Au-dessus de cette mélodie, le sax’ d’Archie qui vient caresser cette femme. Métaphore de l’amour ou du sexe, je ressens ce disque comme une déclaration d’amour. Chaque écoute est un bonheur, ravissement du souvenir, mépris de soi et sourire d’autrui. Le genre de disque qui ne te quitte jamais entièrement, une mélodie qui bouscule toujours un peu plus ton âme.

Inculte ou presque, je ne connaissais pas l’existence de ce pianiste néerlandais avant ce disque. Inconscient ou pas loin, je n’avais pas de disque d’Archie Shepp avant celui-là, malgré une discographie foisonnante. C’est dire le misérable être que je peux être dans cette vie insignifiante qui me traverse de part en part. Depuis j’essaie de me rattraper, je découvre d’autres Archie Shepp, 

Sax', Sex and Sun…