mercredi 1 décembre 2021

L'Aube des Tartares


Zarza déambule dans la nuit froide, décline les rues désertes fuyant la peur sentant la sueur. Une lune, d'un bleu étrange, surgit au détour d'une ruelle, éclaire le caniveau, une eau suinte lentement, désespérément. Vingt quatre heures plus tôt, le téléphone a sonné, réveil douloureux pour Zarza, réminiscence de troubles souvenirs. "Je t'ai retrouvée", dit une voix à l'autre bout de la ligne. J'ai connu des réveils plus chaleureux. On s'échappe peut-être de sa famille, jamais de son passé.
 
« La ville entière commençait à se couvrir d'une sinistre patine de verglas qui crissait. Dans ce désert inhospitalier et urbain, entre les feux clignotants, marchaient à toute allure Zarza et son chasseur, comme un oiseau suivi à distance par son ombre. »
 
Depuis ce coup de téléphone, j'erre dans le Territoire des Barbares, un lieu où l'ombre inquiète, le silence fait peur, l'enfance ressurgit des méandres d'une mémoire sombre. Je te laisse découvrir le portrait de famille qui se cache, tapie dans l'ombre du temps. C'est glauque, c'est triste et désespéré. La ruelle se nourrit de vagabonds sales et endormis dans la pisse des caniveaux, de travestis déambulant nus sous leur fausse fourrure, de putes mulâtres imbibées de rhum ou de cognac. 

« Désemparée, Zarza allait de pièce en pièce et se trompait parfois de sens tant tout était différent et confus. Ici, la salle de jeux ; non, la pièce où mangeaient les enfants. Et dans ce grand espace inondé d’ombres était la chambre de sa mère. On avait du mal à concevoir que cette pièce désormais vide et triste eût été le théâtre d’un tel mystère. Zarza se rappelait le haut-le-cœur qui la secouait chaque fois qu’elle s’approchait de la chambre maternelle : murmures, pas feutrés, le léger tintement d’une petite cuillère remuant des médicaments dans un verre. Et au fond, adossé à la cloison, l’immense lit, ce temple secret où Zarza fut conçue, cette molle sépulture où maman était morte, ou s’était suicidée, ou bien encore avait été assassinée. »
 
Il y a des passés que l'on voudrait oublier. Zarza l'aura compris, elle ne peut plus fuir son histoire. Ces vingt-quatre heures de la vie d'une femme vont la plonger dans l'Enfer de sa vie. Son chemin, une croix. La Reine Blanche et son royaume, à la lueur d'un clair-obscur, Zarza récite son sutra : Respirer et continuer. Coûte que coûte. Pour sa survie, pour son petit frère, pour elle et clore ainsi le trouble qui sévit en elle, un territoire peuplé de descendants barbares de Gengis Khan. Dans ces rues glacées, à l'aube des Tartares, la cloche lointaine d'une église se met à fracasser le silence des âmes et des tombes. Je me demande si je reconnaîtrais le jour de ma mort. Serait-ce un matin grisaille où l'on se lève à l'aube ou une nuit sans lune se déchoit dans le miroir d'un caniveau...   

« Le Territoire des Barbares », Rosa Montero.
Traduction : André Gabastou.



« -Moi, je dis qu’avoir un truc pareil à la maison, c’est dangereux ; si je vous le dis, c’est parce que j’en ai fait l’expérience. Les armes, c’est un truc de barbares, mademoiselle, vous pouvez me croire.
Oui, un truc de barbares. Trinidad avait raison. Conséquence des hordes dévastatrices et violentes qui venaient des confins de la Terre, s’apprêtant à détruire l’ordre en place. Suèves, Vandales, Alains ; multitudes sans foi ni loi qui détruisaient tout sur leur passage, forces de l’obscurité et de la souffrance. Comme ces Tartares qui embrasèrent l’Europe et l’Asie, Gengis Khan et ses féroces guerriers asséchant les campagnes avec les sabots de leurs montures, arrachant les bébés aux bras de leurs mères, violant les vierges, laissant dans leur sillage un flot de souffrance impossible à endiguer. Ce furent peut-être les Tartares qui volèrent à Zarza son enfance, enfance heureuse dont il était impossible de se souvenir même si elle était en photo dans la boîte à musique ; peut-être Gengis Khan fut-il le voleur de toutes les douceurs, lui arrachant son enfance en germe, prometteuse, comme il arracha leur souffle à tous les enfants qu’il égorgea, sans ciller, tandis que la civilisation se consumait lentement dans les braises d’un immense bûcher. »

4 commentaires:

  1. Il a une voix exceptionnelle cet Arthur. Je pense que Feu ! Chatterton fera partie des prochains concerts (enfin... quand on re-pourra). J'ai le CD, c'est BEAU.

    Bon, le livre, je ne le lirai pas.
    Le dernier Wally est long mais super. Comme d'hab quoi. Mais pas le choc des vaincus.

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    1. oui... en concert, ça doit prendre aux tripes. Je ne le connais pas encore ce dernier album... Je reste encore un peu sur les deux premiers albums de Feu ! Chatterton.

      Pour le livre, faut aimer les ambiances glauques. C'est pas BEAU... mais certains moments prennent aux tripes, comme quoi je suis glauque moi aussi...

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  2. 24 heures d'Enfer, 24 heures de la vie d'une femme.
    Tragiquement "beau, à tout le moins, terriblement "puissant".
    L'ambiance est campée. Plusieurs déglutitions.
    Le choix d'une Jack the Ripa à 6.5% d'alcool en dit beaucoup déjà...

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