samedi 21 mai 2022

L'Auberge des Deux Lunes


Le long de la rivière Kusagawa, je croise le chemin de Miyuki, les larmes coulent sur ses joues comme ce torrent venu de la montagne se jeter dans la rivière. Elle renifle, elle respire, elle vient de perdre son homme, pêcheur hors-pair de carpes. Et le village peine à être derrière elle. Les dernières carpes de son mari, si colorées et majestueuses, sont pour les étangs sacrés de la cité impériale. Elle se doit de les y emmener, à pied, traverser les forêts et les montagnes. Un grand périple à travers l’Empire du Japon, époque Heian.

Je la suis, noble âme que je suis, pour la protéger ou pour croiser son regard ou décroiser ses cuisses à l’Auberge des Deux lunes. Mais j’y reviendrais plus tard. Pour le moment, je respire, j’hume les senteurs de la forêt avant l’orage, le parfum de la brume ou de la rosée le matin, l’odeur de ce pont où une jeune fille est passée par là, la vase puante d’un ru asséché, une promenade sensorielle. Un parfum entêtant me titille le bas du ventre, cette odeur sirupeuse du jasmin qui émerveille mes sens, mélangée à l’âcreté de l’urine d’une belle femme. Ne proviendrait-il pas de ce bateau flottant, cette Auberge des Deux Lunes où les lunes de jeunes femmes se reflètent dans le miroir de l’eau.   

« - De quel négociant tiens-tu ton saké ?
- D'une brasserie fort discrète, seigneur, et qui entend le rester, dit la Mère aux lèvres vertes. Mais sachez que le breuvage exquis que je vous sers ce soir est du bijinshu, du saké de beautés.
- Du bijinshu, vraiment ? Je croyais que l'antique méthode consistant à mâcher et à recracher le riz avait été abandonnée depuis longtemps ?
- Vous dites vrai, seigneur. Mais je connais une maison où le miracle du grain de riz qui devient alcool est encore obtenu par la mastication assidue et la salive de jeunes vierges qui n'ont pas plus de dix- sept ans.
Comme le client se penchait en arrière pour boire jusqu'à la dernière goutte de son saké, offrant ainsi son visage à la lumière de la lune, Miyuki put détailler ses traits. » 

Vous me connaissez, alors, je pénètre dans la pénombre de ce lieu, intimité de ma débauche. Elle me sert un bijinshu, le sake d’une jeune et belle femme. Son kimono ouvert, d’autres sensations m’émerveillent. Mais pourquoi Miyuki est-elle venue faire une pige de quelques heures sur ces planches flottantes ouverts aux hommes de bon goût. Ah oui, les carpes de son défunt mari, elle en a perdu… Je les avais perdus de vue, ces carpes.

Remis de mes émotions enivrées et enivrantes, j’approche de la capitale, le soleil se lève, le parfum du marché, les fragrances des étals et de la rue, la poussière qui colle à la sueur de mon voyage. La cité est en effervescence, ne me parle pas de saké, j’ai encore la tête en vrac, mais le jeune empereur propose un concours de senteur. Oui, encore des odeurs, des parfums, qui parcourent mon cheminement en compagnie de Miyuki. Les volutes d’un encens aussi poétiques qu'aphrodisiaques enveloppent encore mes sens, si bien que j’en oublie les carpes. D’ailleurs, toute la cité semble oublier ces foutues carpes.  

« L'encens avait depuis longtemps acquis ses lettres de noblesse, il était reconnu pour donner de l'énergie aussi bien que pour apaiser, stimuler les facultés mentales, guérir certaines maladies, lutter contre l'angoisse et l'insomnie, sans oublier ses vertus aphrodisiaques. Mais nul n'avait encore hasardé qu'il pût aussi s'exprimer comme un poète. »

Il est temps que je retourne chez moi, retrouvé les vestiges de mon village, vertige des sens. Les voyages ont une destination finale, aussi poétiques et sensuels soient-ils. Amen. J’aimerai bien prolonger mon séjour dans cet encens fascinant, j’aimerai bien retourner à l’Auberge des Deux Lunes, pour encore plus de senteur, d’urine et de plaisir. Aux prémices de ma quête, j’imaginai déjà un très grand voyage à travers le temps et le soleil levant, je me contentas d’un grand voyage, c’est déjà beau, avec quelques touches de poésie parfumée et de sensualité, mon petit bémol d’exigence en matière de lunes. 

« Le Bureau des Jardins et des Etangs », Didier Decoin.



« La lune était pleine, dispensant une lumière fraîche qui marquait les ombres comme de grands aplats d'encre noire et brillante - on aurait dit que le pinceau venait tout juste de la poser. »

8 commentaires:

  1. Tous les mystères, tous les parfums , toute la magie éternelle du Japon.
    Encore un super billet et une superbe pianiste que je ne connaissais pas.
    A bientôt.

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    1. Le parfum d'une belle pianiste m'émeut toujours...

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  2. Moi je ne connaissais pas ce morceau de Ravel (la jolie pianiste chinoise, oui)... Qui illustre bien ton billet, et surtout le thème de cet ouvrage !! :-)

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    1. L'idéale aurait été une pianiste japonaise mais associée à cette barque sur l'eau, j'ai séché. Ce morceau de Ravel, je crois que je l'avais déjà proposé accompagnant une lecture italienne avec Béatrice Rana, autre belle pianiste...

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  3. Sous les volutes d'encens et cette musique, tu m'as conquis. Je ne connaissais pas mais tu m''as séduit !

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    1. Plaisir olfactif d'un tel roman, plaisir auditif d'une barque sur l'océan...

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  4. Je te reconnais, noble âme, pénétrant l'aAuberge des deux Lunes, tes sabots plein d'poussière et les poils en rut...
    Et pour ce qui est de la superbe musique, il me faudra y revenir, lorsque le réseau aura rejoint ma contrée lointaine...

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    1. C'est que je dois m'y sentir bien à cette Auberge des deux Lunes, comme une barque sur l'océan, les poils mouillés et l'âme en rut...

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