vendredi 10 avril 2020

Histoires pour une Dernière Bière

Un café, une bière, un whisky, une photographie de Wim Wenders sur la couverture m’accompagnent. Le ciel est bleu, le soleil se couche dans ce lointain horizon, quelques flaques d’eau renvoient ses derniers rayons. Une station-service qui semble déserte, à croire que le monde est en confinement. Un dinner qui sent la tarte à la cerise sortie du four. Des histoires pour une dernière bière. C’est toujours un plaisir de retrouver la plume simple, d’un autre temps, celle d’un Raymond Carver. En neuf histoires et un poème. Il décortique la vie, le couple, les histoires derrière une fenêtre ou une porte, celles qu’on se racontent autour d’un verre ou de deux, celles qu’on s’imagine lorsqu’on est allongé sur le dos et que sa femme appose ses lèvres sur ton sexe vieillissant. Dans ces histoires, j’y retrouve mon compte, un pauvre type qui se trouve vieillissant, un couple se confrontant à l’hospitalisation de son fils, une serveuse esseulée, un type qui veut boire une bière, un autre type qui veut boire une autre bière, un troisième type qui veut boire une énième bière. Tiens, j’ai envie de boire une bière également.    

« Quand l’orchestre s’interrompit à nouveau, Ralph chercha les toilettes des yeux. Il distingua des portes qui semblaient animées d’un mouvement perpétuel à l’autre extrémité du bar et il mit le cap sur elles. Il titubait un peu. Il était ivre à présent, il le savait. Une des portes était surmontée d’un bois de cerf monté sur écusson. Un homme la poussa, entra ; un second la retint, sortit. Ralph entra à son tour et se joignit à la file qui s’était formé devant l’urinoir. Tandis qu’il attendait, il se mit à fixer d’un œil hypnotisé les deux cuisses écartées et la vulve ouverte maladroitement dessinées sur le mur au-dessus d’un distributeur de peignes en plastique. Sous le dessin, on avait griffonné : BOUFFE-MOI, et plus bas encore une autre main avait inscrit : Betty M. bouffe les minettes, RA 52275. La file avança et Ralph suivit le mouvement, le cœur serré à la pensée de cette Betty. Il accéda enfin à l’urinoir et se soulagea. Le jet lui fit l’effet d’un éclair jaillissant. Il soupira, se pencha en avant et appuya son front sur la paroi. Oh ! Betty, songeait-il. Sa vie avait changé, il s’en rendait bien compte. Du fond de son ivresse, il se demanda s’il existait d’autres hommes qui, en se penchant sur un incident isolé de leur vie, étaient capables d’y déceler les prémices d’une catastrophe qui bouleverserait par la suite le cours de leur destinée. Un moment encore, il resta dans cette posture puis il abaissa son regard et s’aperçut qu’il s’était pissé sur les doigts. »

Rien de plus banales que les histoires de Carver. Pourtant, elles intéressent. Moi en particulier. Parce que je suis ce pauvre type dans cette nouvelle, le même dans l’autre nouvelle, celui qui boit une bière, seul dans son coin en rêvant de la serveuse, ou d’un sourire oublié. Je suis ce vieux qui se remémore ses histoires, la banalité de sa vie, l’échec de ses instants, des instants qu’une femme aimée oublie en quelques secondes. Je suis ce gars qui monte dans un pick-up, qui prend la route et qui ne sait pas jusqu’où rouler, jusqu’à ce que la route tourne vers un chemin caillouteux sans fin, ou jusqu’à ce qu’il tombe sur un bar encore ouvert, des néons clignotent, une lune bleue diffuse, un parfum de sueur, une odeur de patchouli. C’est pas la fin du monde, c’est juste la tristesse d’un monde.

« Il y a un endroit où je vais après le travail. J’ai commencé à y aller pour la musique, et parce qu’on me servait après la fermeture. Ça s’appelle L’Off-Broadway. C’est un bar de Noirs dans le quartier noir. Le gérant est un noir qui s’appelle Khaki. Les gens viennent chez lui quand on ferme ailleurs. Ils demandent la spécialité maison – Coca Royal Crown avec une giclée de whisky – ou alors, ils apportent leur bouteille dans leur poche. Ils demandent un R.C. et ajoutent leur whisky. Il y a des musiciens qui viennent faire un bœuf, et les buveurs qui veulent continuer à boire boivent en écoutant la musique. Parfois, les gens dansent. Mais la plupart du temps, ils boivent en écoutant la musique. »

Dans un monde de poussière, un dernier verre, une dernière musique, une dernière histoire, la dixième celle de ma vie que Raymond Carver n’a pas eu le temps de composer. Je n’ai plus de citronnade, tu peux aller me chercher un pack de bières…

« Neuf Histoires et un Poème », Raymond Carver.




13 commentaires:

  1. Nop, l'achat d'un pack de bières ( à 138 euros ) ne fait pas partie des achats de 1ère nécessité d'après mon attestation de déplacement dérogatoire.
    Ry Cooder ♥
    ++

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    1. Faut cocher la bonne case de ton attestation. Moi, j'ai demandé à la préfecture une dérogation spéciale pour remplir cave et frigo de ces nécessités... Parce que tu peux pas écouter Ry Cooder sans un pack de bière à portée de mains...

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  2. J'espère que tu as fait le plein de bières et de PQ pour la dernière goutte... :-)

    Le clip est absolument sublime. On a l'impression que Travis et sa casquette rouge vont surgir. Ry Cooper a câliné sa guitare comme personne dans ce morceau indépassable.
    J'ai revu Paris, Texas avant-hier. Quel film ! (Sauf le dernier quart d'heure).

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    1. J'ai oublié le PQ, mais j'ai le stock en bières... Cela fait longtemps que je n'ai pas revu le film... D'ailleurs, l'ai-je déjà vu... Tiens, en voilà une bonne idée, je ne suis même pas sûr d'avoir déballé le DVD... et je te dirais pour le dernier quart d'heure...

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  3. Stock en bières... on dirait un titre de BD.

    Ah la chance de ne pas encore l'avoir vu, précipite-toi. J'ai eu le cœur battant pendant 1 h 30... et badaboum. Rarement musique aura mieux collé à un film et à un personnage.
    Mais puisque ce film passe pour un chef d'œuvre (il n'en est pas loin), je crois que la dernière scène est, elle aussi encensée. On en reparlera.
    Il est passé sur la 5 avant hier. S'il est en replay tu n'as peut-être pas besoin de déballer le DVD car celui qui a inventé les emballages de DVD et plus encore de CD devrait être en prison. Il faut être de la Nasa pour réussir à les ouvrir non ?

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    1. je suis d'accord avec toi... je suis toujours obligé de sortir ma machette pour déballer ces trucs...

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  4. Moi ça me file des envies de meurtres.

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    1. C'est exactement pour cette raison qu'on te confine... Tu as bien du déballer quelques DVD ces dernières semaines pour palier à la fermeture des salles obscures... D'autant plus que je ne sais pas si des études scientifiques ont été poussées pour définir le nombre de meurtres que tu pouvais te saisir par DVD déballé...

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  5. Le soleil se couche, y’a des odeurs de tarte à la cerise, une bière, deux bières, beaucoup de bière, des tonnes de bière, un whisky, dans ton livre et ses neuf histoires, y’a pas plus vrai que le vrai monde qui semble s’y trouver avec leurs histoires « banales », je lève donc mon verre à tout ça! Crisse dans ces histoires de néons qui clignotent y’a même un relent et une odeur de vraie vie.
    Le hockey et la Coupe Stanley sont en confinement et le frigo à binouzes est plein, j’te sers une p’tite frette ? Allez Rufus, une tite bière por el bisonte !
    Histoire sans importance pour le commun des mortels, j'ai mangé un sandwich aujourd'hui avec Frédéric, l'un de mes amis de la rue, un gars extraordinaire avec ses histoires qui n'intéressent pas grand monde mais qui sont pourtant les plus belles.

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    1. les histoires banales peuvent souvent être extraordinaires... C'est comme pour les binouzes ou les sandwiches... tout dépend avec qui on les partage...

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