vendredi 4 septembre 2020

La Huppe Fasciée




Assis sur un rocher, le regard mélancolique, l’homme regarde pensivement la vue qui se porte à son horizon. De dos, le torse nu sous le soleil austral, il écoute cette douce mélodie proposée par quelques oiseaux venus s’échouer sur ses côtes, dans la mire de ses jumelles. Fasciné, il les observe : bécasseaux maubèches, chevaliers aboyeurs solitaires, chevaliers sylvains des Balkans, courlis de Sibérie, courlis corlieux, pluviers argentés, et encore bécassines du Japon, martinets de Sibérie. Il les identifie tous, il les croque, il les inscrit dans son calepin, un travail de patience et de silence. D’ailleurs, l’amour n’est que patience et silence. Il semble leur parler avec douceur, d’une voix faible teintée de tristesse et d’abandon, l’homme qui murmurait aux oreilles des oiseaux, fasciné par cette huppe fasciée venue se poser devant le silence de sa vie.

« La dernière fois qu'il était venu ici, il y avait des paysans dans les champs. A présent, la zone derrière les lignes était entièrement dévastée. La terre y était un vaste étal de chiffonnier, jonchée des restes épars des deux camps : des éclats d'obus et des obus entiers de toute taille, dangereusement intacts, de vieux sacs de sable piétinés et enfoncés dans la boue, une boucle avec sa longueur de sangle, le fer d'un outil de fortification, des photographies écorchés, des cartes à jouer, des paquets de cigarettes, des pages de romans à quatre sous et des dépliants imprimés en anglais, allemand, français, des débris de papier d'emballage, des fourchettes et des cuillères tordues, des lambeaux d'étoffe dépareillés qui auraient pu être vert-de-gris, bleu horizon ou kaki - il n'était plus possible de les distinguer ; des bidons fracassés, des timbales cabossés, et partout des fragments d'humanité adhérant encore au bois, au métal, au tissu, ou flottant dans l'écume verte des trous d'obus, ou vomis de la gueule des rats. Ils se frayèrent un chemin à travers tout ça. Une fois encore, ils creusèrent. »


Mais alors que son silence s’agrandit sur l’immensité de la poussière australienne, déposée par un soleil brûlant, de l’autre côté de la planète, brûlent d’autres vies. La Grande Guerre. Après la bataille de Gallipoli, une vague australienne se déverse sur les flots méditerranéens, de jeunes recrues venues s’engager à l’autre bout du monde, délaissant leur planche de surf. Les oiseaux attendront, ils auront la patience d’une guerre. D’ailleurs, d’autres oiseaux naviguent au-dessus de ces flots, et une autre poésie se dévoile sous nos yeux. Armentières, loin de ses terres. Des corps déchiquetés, des cadavres qui se fondent dans la boue, la puanteur des tranchées, des rats qui courent, des rats qui croquent des bouts de chairs. Le roman bascule vers l’horreur, remarque c’est la guerre donc normal. Quand le soleil se couche sur l’Australie, que les oiseaux font un dernier envol, la brume se lève au-dessus de la boue française et des corps prennent eux-aussi leur dernier envol sous le fracassement des bombes.

« A la fin de l’été et tout l’automne, Jim avait vu la plaine de Salisbury peuplée de milliers d’oiseaux. Et plus tôt dans l’année, après le long trajet en train depuis Marseille, quand pour la première fois ils avaient traversé la Manche, il avait aperçu depuis le bastingage tout un vol de chevaliers guignettes, avec leurs ailes étrangement arquées vers le bas, évoluant au ras de l’eau huileuse, et, clairement indentifiables parmi eux car beaucoup plus gros, des bécasseaux maubèches, certainement descendus de l’Arctique, le corps rougeâtre en cette saison – les mêmes bécasseaux qu’il aurait pu voir le long des bancs de sable sur les côtes australiennes, arrivant au printemps et repartant au début de l’automne, exactement comme ils le faisaient ici. Il était réconfortant de voir ce créatures familières, capables et venir d’un bout à l’autre du globe dans le cours naturel de leur vie, et de constater qu’elles étaient à peine touchées par l’activité déployée autour d’elles : les ferries crachant de la fumée, le déchargement des gros cuirassés, les cris, les coups de sifflet, les hommes débarquant le long des passerelles et se formant en rang sur le quai, les moteurs vrombissant des camions, les chevaux paniqués, descendus ruant et hennissant par des treuils, le son des cornemuses écossaises. Il enregistra le cri de ces chevaliers locaux – kitty wiper, kitty wiper -, qui était nouveau pour lui, et, plus étouffé, celui du bécasseau maubèche, si familier qu’il sentit son cœur se retourner et aurait pu se croire de retour dans les dunes chaudes, pieds nus, les yeux posés sur un long déroulement de lame. Ça faisait thu thu, un doux sifflement sur deux notes. Puis, encore plus doucement, wut. Très bas, mais son oreille le capta. »

Étonnant roman, à la fois magnifique et cruel, un instant de poésie qui se pose en pleine guerre, le charme des oiseaux sur la première partie, leurs silences, leur beauté, et puis subitement la bascule vers l’autre terre, celle du fracas, de l’apocalypse, là où une odeur de chair en putréfaction te prend à la gorge, là où le hennissement des chevaux sous les flammes te brûlent les tympans, là où gisent devant ton regard les cadavres de ta compagnie, des bouts d’hommes, un bras, une jambe, une tête brûlée. L’horreur dans toute son (in)humanité. De la fumée qui s’élève dans le ciel, des coups de tonnerre à moins que cela soit ceux des obus, pourtant les oiseaux sont toujours là ; imperturbable, ils continuent leur migration ; patients, ils attendent la fin de cette boucherie, de cette guerre, de ces odeurs de mort.

« Il entra au Land Office Hotel pour boire une bière au calme : c’était là qu’il avait coutume d’aller ; c’était le pub le moins bruyant de Brisbane. »

Moi cette histoire, ça m’a donné soif, je m’en vais vous laisser boire une bière, à la mousse imposante, ce genre de mousse qui vous laisse une moustache blanche au-dessus d’un sourire triste.
Merci.     

« L’Infinie Patience des Oiseaux », David Malouf.
Traduction : Nadine Gassie.



6 commentaires:

  1. J'adore cette chanson et le duo Nick/Kylie. Dans ma Picardie nombre d'Australiens sont couchés depuis cent ans. Bien d'autres aussi. Et pour les cimetières de la Der des Der ici on s'y connait. J'adore aussi les oiseaux. Donc je prends car ton article me fait bien envie. Merci.

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    1. Pour l'historien que tu es, ce livre est pour toi, pour les oiseaux, pour la région...
      Nick Cave n'est peut-être pas la meilleure référence pour définir le bouquin, mais pour moi, pour mon âme et ma chair, il en est une ! Un gars et une voix qui comptent énormément dans mon cœur. (plus que Kylie, mais tu t'en serais douté)

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  2. C'est étrange ce parallèle entre le silence d'un vol d'oiseaux et le silence d'une bombe avant qu'elle atteigne la terre et son chaos.

    J'aime beaucoup cette couverture, elle inspire le silence aussi ... et une bonne bière ;-)

    Salud hombre !

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    1. c'est que je n'ai pas l'habitude de lire des romans sur la guerre, des oiseaux aux bombes, je ne m'y attendais pas lorsque j'ai ouvert les premières pages...

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  3. "Un instant de poésie"... je trouve que c'est bien dit et ressenti. La poésie est là, dans ses contradictions, ses dualités, l'oiseau prend son envol et ses ailes se fracassent, c'est troublant, c'est la poésie, mais l'oiseau n'a jamais dit son dernier mot..

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    1. surtout un lagopède à queue blanche, troublant de le retrouver, ailes déployées Du côté de Brisbane... Mais la queue blanche d'un lagopède est d'ailleurs à elle seule un instant de poésie.

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