Heredia le privé est de retour à Santiago. Après un séjour de quelques mois sur la côte, et la rupture avec la femme de sa vie, Grisetta, sublime brune au regard épicé - à moins que cela soit ses longues jambes qui soient épicées, il lui est impossible à oublier, malgré ses silences. Alors il erre dans les rues, dans les bars, l'air fauché et les yeux d'une profonde tristesse, s'arrête boire une bière, puis une seconde. Comme tout bon privé à l'ancienne, il se nourrit de bières et d'une bouteille de whisky, dans le deuxième tiroir de son bureau. Comme tout bon privé à l'ancienne, il savoure chaque note des solos de Charlie Parker. Et comme tout bon privé à l'ancienne, il a un chat qu'il a appelé Simenon. Et dans des moments de doutes ou de solitude, Heredia parle à Simenon, et Simenon a cette étrange facétie de lui répondre... Pourtant Heredia, je te le promets, n'a pas (ab)usé de la bouteille.
"Rien ne me plaît davantage que marcher sans but dans la ville. J'aime regarder les gens et m'arrêter devant les vitrines des boutiques et des librairies. Quand je suis fatigué, je cherche un petit bar pour y boire du vin tandis que le cendrier se remplit de mégots et qu'autour de soi des groupes d'ouvriers ou de retraités lisent leur journal ou boivent une bière."
Pour sa première nuit dans la poussière de Santiago, Heredia se prend une chambre au parfum douteux dans un hôtel de passe minable d'une rue à peine illuminé par le clair de lune et le sax' éclairant d'un type jouant au coin de celle-ci. Minable, c'est ainsi qu'il se sent, dès le lendemain, lorsqu’il rend ses clefs et découvre en bas de chez lui le corps d'un type. Bien sûr, il va en être le principal suspect et devra par conséquent enquêter sur cette mort suspecte. Parallèlement, bon cœur au cœur meurtri, on lui amène une nouvelle affaire : un type s'en prendrait à quelques vieilles pour les détrousser d'argent ou de bijoux... De quoi remettre en douceur le pied à l'étrier, car comme tout bon détective à l'ancienne, il a un cœur, il a un bon fond pour aider la veuve ou l'orphelin.
"Incapable de réfléchir à ce moment-là, j'ai gardé mes idées dans le classeur réservé aux doutes et demandé une bière. J'ai lu dans l'ambre trouble le présage d'un après-midi sans imprévu, plein d'ennui, auquel je devais tordre le cou avant que le découragement ne me fasse prendre le chemin d'autres verres."
C'est donc avec un certain plaisir que j'ai accompagné tout au long de l'enquête ou de l'errance des virées nocturnes de ce détective privé, et de son chat alter-ego de sa tristesse et de sa conscience. Et dans ce vagabondage de livres en bières, et de bières en citations littéraires, je me pose au comptoir collant et poussiéreux d'une rue sans lune de Santiago à réfléchir à cette peine, cette femme qui reste présente dans son esprit, demande un verre de rhum, garde la bouteille sur le comptoir, ron extra añejo, un air de jazz qui sort de ma tête, le saxo collant qui enveloppe le souvenir chaloupé du sourire d'une vie.
"J'ai laissé passer les heures, la tête sur l'accoudoir gauche du fauteuil, à regarder la lumière entrer peu à peu dans le bureau. J'ai redécouvert les meubles et les livres, ma table de travail et, posé dessus, le Walther M.9, inutile souvenir de la nuit précédente, de l'attaque puis de mes déambulations dans le quartier jusqu'à ce que la peur cède la place à un sentiment de désarroi qui m'avait poussé à chercher refuge dans mon bureau. Qu'est-ce qui m'avait sauvé ? L'instinct ? La chance ? L'ouïe qui m'avait signalé l'arrivée du véhicule ? Je n'avais pas de réponse. Le destin m'ordonnait de poursuivre ma mission les yeux ouverts. C'était peut-être le vieil ange gardien de mon enfance auquel j'avais recours quand j'avais peur de perdre les choses les plus chères à mon cœur. Les arbres, la mer, la musique, mes livres, le souvenir des femmes que j'avais aimées et dont les noms étaient inscrits dans un petit carnet : comme un avare qui comptabilise ses biens, je retenais leurs noms, les traces de leurs caresses, les instants où j'avais cru voir en elles quelque chose de définitif."
"Les Sept Fils de Simenon", Ramon Diaz-Eterovic.
Traduction : Bertille Hausberg.
"J'ai demandé une autre bière et suis resté silencieux pendant les quinze minutes suivantes."
Bonjour le Bison, je suis fan d'Heredia et de Simenon. J'ai lu tous les romans parus de Diaz-Eterovic dont celui-ci. Dommage qu'il écrive et soit traduit au compte-goutte. Bonne journée.
RépondreSupprimerPour moi, c'était une première découverte, mais pas la dernière rencontre avec Simenon et Heredia. J'y ai trouvé une vraie ambiance de détective privé, à la fois philosophe et littéraire (je le rapprochai du Mario Conde de Leonardo Padura que j'ai découvert aussi cette année), et je compte bien poursuivre dans ces aventures félines... Bonne journée.
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