jeudi 15 avril 2021

Loin de Montmartre

les chroniques transat 

Le VOYAGE

_________



Mon esprit divague et est bien vite happé par la petite musique intérieure du Transsibérien.
Ressens-tu, chevillé au corps, ce tempo, cette belle cadence ?
Kharacho.
C'est la valse à quatre temps, la ritournelle des grands jours, qui fait tourner la tête et chavirer le cœur car le Transsibérien n'a pas attendu longtemps pour caracoler et donner l'impression de s'envoler dans les airs.
il danse comme seuls les vrais beaux trains savent le faire, entraînant avec lui tous ses passagers.
Tac à tac tac à tac tacatacoum
Mieux, il tangue avec panache et roule avec fougue, comme un cargo taillé sur mesure, accompagnant à la perfection les mouvements amples de la houle.
Ne pas bouger, juste écouter et regarder la vie depuis le plus long train du monde, le plus mythique, le plus extraordinaire, le seul et unique capable de repousser toutes les frontières. Je te rends compte de ce que j'ai vu dès les premières heures.
Tant de regards tristes, tant de désillusion, de vies gâchées.
Bien sûr, je t'entends me dire que, dans la vie, personne ne fait le même voyage. Nous sommes pourtant tous embarqués dans la même direction avec notre barda et notre paletot.
A chacun son baluchon.
A chacun son train de vie.

Blaise, dis, sommes nous bien loin de Montmartre ? Oui, Jeanne, nous sommes bien loin de la butte au Sacré-Cœur. Nous avons fait du chemin, des champs de blé en champs de neige, une neige lourde et pesante. Et mouillée. Ce matin, j'ai pris un billet de train, le VOYAGE d'une vie, le voyage de vies, un voyage d'envie. Des rêves pleins les yeux, encore mouillés par l'émotion qui s'évapore du flot de la vodka, le long du fleuve Amour. 

Une certaine lenteur se distille à la fenêtre de mon paysage. Les rideaux tirés pour en faire pénétrer les moindres rayons de soleil, je reste l'œil hagard, comme embué par le sommeil ou la vodka, comme hypnotisé par la beauté qui se déploie derrière cette vitre. J'ai connu le vertige de l'Amour, je perçois le vertige du Transsibérien. Des pauses de silence s'intercalent aux instants de cohue et de cahot dans la succession de ces wagons. J'y croise des enfants bruyants, des militaires avinés, des femmes de tout âge, des vieux endormis. J'y bois des bouteilles, dans chaque compartiment, du caviar à volonté, et respire ce mélange d'odeur de sueur et d'air pur, d'alcool et de pins. C'est plus qu'un voyage, c'est un mythe.     

Une écharpe de brume légère éclipse un bref instant le paysage. J'enrage ! Serait-ce l'ultime tour de magie d'un chamane facétieux ? Aussitôt, elle s'anime, happée par le passage de notre convoi. Ethéré, elle se lève, délivrant l'écho des montagnes devenues noir d'encre. Tombée du firmament, la pleine lune flotte comme une galette nacrée, offrant le repos à nos âmes frissonnantes. Tandis que, dans l'entonnoir de l'horizon, vibrent de fragiles lucioles indiquant des isbas encore habitées.
 
Au clair de lune
Au bord du lac Baïkal
Les étoiles font la danse de l'Ourse sur la surface.
 
Le train s'enfonce dans le velours de la nuit et je me remémore les visages de ces habitants bouriates qui vont au lac comme ils vont au puits !

Quel bonheur de me retrouver là, dans le tchou-tchou interminable de ce train, qui est plus qu'un train, un  espace de vie, une culture, toute l'âme d'un pays qui se fond dans ce décor enneigé. Lorsque le train avance toujours plus vers l'Est, défiant les lois du temps et du blizzard, je perçois les esprits de ces peuples nomades traversant encore ces étendues silencieuses, de ces prisonniers de Staline ou de Poutine, l'ombre des goulags qui s'affiche à l'orée de ce bois. Ce voyage intemporel c'est une plongée dans l'histoire et la géographie de ce pays. De Moscou à Vladivostok ou à Pékin si je prends la bifurcation du transmongolien, je tangue entre les rives d'un monde baigné dans un lac d'eau pur et de vodka. Ah le Baïkal l'âme réchauffé par la vodka glacée, le silence incommensurable et cette folie des hommes à traverser cette région, à vivre dans les forêts de Sibérie, une cabane devant un lac gelé, immense comme la solitude.

Et pendant que le voyage m'emmène aux confins de moi-même, je sors de ma poche, une fiole de vodka et comme une référence littéraire de ce train, de ce mythe, la Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France de Blaise Cendrars. Dis Blaise, dis, sommes nous bien loin de Montmartre ?

Comment peut-on supporte ces hivers interminables, loin de tout ?
"On apprend la patience et on creuse la glace pour la faire fondre", me répond-elle simplement.
Ce couple de Sibériens n'en dira pas plus, mais je comprends à mots couverts que la vie ici est dure, très dure. Faite de solitude et de dénuement. Au Baïkal, il faut être capable de supporter le son de sa propre respiration, au risque de devenir flou. Les étés sont tellement chauds que les rennes meurent étouffés par les moustiques et les hivers sont si rudes que le thermomètre descend à moins 40°C, parfois plus. La vodka aide à vivre cet isolement encore plus grand quand il est imposé par les nuits d'hiver interminables durant lesquelles on reste recroquevillé dans la neige et dans le froid.
La vodka coule alors à flots. Il en faut des rasades pour affronter le vent mugissant et violent qui descend tout droit du pôle, cingle les joues et balaye tout sur son passage. Les rafales provoquent des claquements de portes et des coups de démence. On raconte que les femmes et les hommes hurlent au loup les soirs de pleine lune et que certains, seule délivrance possible, font des sous-bois leur gibet.

"Vertige du Transsibérien", Gwenaëlle Abolivier.
 
A l'ombre d'un cocotier, 
bain de soleil glacé et vodka embrumée, 
 les chroniques transat  
de Nadine, de Nadège... 
 

Prêt d'un siècle après Blaise, je voyage dans ce train en me demandant combien de jours il nous reste et si nous aurons, un jour, la chance de vivre notre amour.
J'ai au fond des poches la Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France pour mieux la lire à haute voix et mieux vérifier que tout est en place.

 

 


4 commentaires:

  1. Oh magnifique voyage! Grâce à tes mots, je suis montée aussi à bord du Transsibérien, à couvert, quel vertige... Merci pour ces paysages, ces sensations...Je trinquerais bien avec toi tiens, tu me donnes un verre!Tchin!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il y a certains voyages qui font rêver. Depuis, je rêve chaque nuit de vodka... et je suis pris de vertige...

      Supprimer
  2. Le voyage, quelle évasion quand même. Se dépayser, admirer le silence des étoiles sous d’autres cieux, d’autres terres, d’autres blizzards, de neige ou de sable. Tiens, là, maintenant, je prendrais bien un billet de train pour le Transsibérien, peut-être y croiser Tesson, des lynx, ours, moutons des neiges, renards bleus... y’a des bisons dans c’coin de pays au fait? Les grenouilles auraient frettes aux cuisses...

    Entourée de p’tites et grosses bêtes, à poils, à peau ou à carapace, j’me dis qu’il serait temps de me plonger dans la peau d’une tite bête quelconque. Je cogite... Une suggestion? :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Y'a toujours des bisons là où Y'a du blizzard. Le bison est un être de blizzard. Et là où y'a des bisons Y'a de l'herbe à bisons. Et donc là où Y'a de l'herbe à bisons Y'a de la vodka. Par conséquent, si Y'a de la vodka, Y'a un bison. Le voyage éternel.

      Supprimer