dimanche 10 septembre 2017

Dark & Smoky

Le vieil écrivain se retrouve assis dans son fauteuil en cuir, une odeur de vieux cigares, les accoudoirs râpés par l’usure du temps, tachés par quelques gouttes de vieux whisky et de maté. Il a l’âge d’en finir se dit-il. Alors, il se souvient. Il n’a plus que le souvenir, les réminiscences d’un jeune garçon prénommé Víctor  dans les années cinquante à Buenos Aires.

Ses souvenirs le font remonter à une éternité. Il se retrouve adolescent timide, mal à l’aise dans sa famille aux notes trop bourgeoises pour ses aspirations littéraires. Peu de camarades, il ne voit guère de monde dans une vie déjà solitaire, bon élève, fils discipliné, quelques contacts avec sa cousine Cecilia qui lui donna ses premiers émois sexuels.

« Le vieil écrivain ne peut s’empêcher de sourire. Il admet que ce qui a survécu dans sa mémoire de ce moment que bien des gens imaginent capital dans la vie de tout homme, c’est moins une prodigieuse exaltation que certains superbes à-côtés : le ciel de plomb qui annonçait l’orage vu par la fenêtre de la chambre de Cecilia, gris dense traversé par de fugaces franges jaunes et rose ; les ragas de Ravi Shankar qu’elle avait choisis comme musique pour accompagner leur rencontre et qu’il entendait pour la première fois ; le parfum préféré de sa cousine, qui imprégnait draps et oreiller et que toute sa vie il ne retrouverait en aucun autre. Cecilia l’aida à atteindre la prestance nécessaire, le guida avec fermeté et sans hâte, lui indiqua les mouvements qu’il trouverait très vite spontanément et soupira, satisfaite, quand son cousin, sans aide ni indications cette fois, atteignit le rythme recherché et déchargea très vite, trop vite peut-être, tout son désir inexpérimenté.
- Très bien. Maintenant tu vas m’aider. Víctor, qui émergeait à peine de la « petite mort », lui laissa prendre sa main et la porter entre ses jambes. Cette fois, il n’eut pas besoin qu’on guide ses mouvements, il explora, caressa, pinça cette humide et tiède intimité jusqu’au moment où un soupir de Cecilia, profond, étouffé, lui fit comprendre que sa mission était accomplie. »


J’aime cette littérature intimiste, l’écrivain qui s’écrit, le vieil homme qui se souvient avant de basculer de l’autre côté. J’y vois tant de nostalgie et de mélancolie, surtout avec une plume délicate telle que je la découvre sous l’encrier d’Edgardo Cozarinsky. Et dans ce genre de roman, je ne peux m’empêcher d’y voir des éléments autobiographiques d’un auteur se mettant en scène. Un roman sur un écrivain qui écrit un roman, c’est devenu du classique dans mes lectures, depuis Paul Auster, que j’admire toujours autant, même s’il se fait rare. Rare aussi doit l’être Edgardo, parce qu’avant ce titre trouvé par hasard, je ne le connaissais pas. 

Un soir, Víctor  entra seul dans un cabaret où une star vieillissante de tango se produisit devant le regard de quelques connaisseurs d’un autre temps. Il n’a pas l’âge et sa nature pourrait dénoter si la pénombre des lieux n’avait pas submergé l’espace et si les lumières ne se dirigeaient pas exclusivement vers cette musique du passé. Recroquevillé sur lui-même, le dos contre le mur, il se laisse happer par ce parfum de mystère qui s’envole au milieu des volutes de cigares cubains. Pourtant, un homme, Andrés va le remarquer. De là, naîtra une étrange amitié entre un homme d’âge mur, et ce pré-adolescent qui ne demande qu’à connaître la vie. Parce que pour écrire, il faut vivre d’abord.

« Il n’avait jamais franchi la porte de l’hôtel, jamais il n’avait mis les pieds dans ce restaurant ; cette omission permettait d’imaginaires mises en scène. Au bar du restaurant, il en était sûr, l’attendaient des cocktails aux noms exotiques et aux couleurs artificielles. Il se voyait arrivant à l’hôtel, suivi de nombreux bagages couverts de ces étiquettes qui, il ne pouvait le savoir, n’existaient plus que dans les bazars de la nostalgie, paysages au-dessus du nom d’un hôtel européen, du Train Bleu ou de l’Orient-Express. (Il reconnaîtrait un peu plus tard, tout honteux, que cette fiction était déjà vétuste à cette époque, résidu de matinées dans des cinémas de quartier dont le triple programme exhumait des films de décennies passées ; son imaginaire mise en scène serait bientôt corrigée par d’autres décors, d’autres accessoires. Sac à dos et motel. Jack Kerouac était intervenu). »

De cette rencontre et cet échange de regard dans un coin sombre d’un cabaret oublié, la relation entre ces deux êtres restera un événement déterminant pour le jeune écrivain en devenir. Andrés lui paiera de nouveaux vêtements – un jean même – lui paiera des restaurants, lui paiera des week-ends, lui fera découvrir des connaissances – à l’accent germanique. Une autre vie s’ouvre à ses yeux. Il lui paiera aussi une vieille pute, des émois bien plus intenses qu’avec sa jeune cousine. Il est sous le charme de cet « ami » qui a le double de son âge et probablement un autre nom, comme j’ai pu être également sous le charme de la qualité d’écriture de l’auteur argentin.

Je ne danse pas le tango – ou très mal - mais je ne refuse jamais de prendre un verre avec un auteur argentin, un défaut une tasse de maté. C’est que j’éprouve une certaine tendresse, même passionnée, du tango argentin, qu’il soit à Paris ou à Buenos Aires, avec ou sans tablette de beurre. Et quand il est question d’éducation sentimentale, j’aime explorer ces sentiments profonds, ceux en l’occurrence qui ont amené à la naissance d’un écrivain.

« Anahí prit Víctor par la main et sans un mot l’emmena dans la chambre. Il n’eut pas à se déshabiller. Avec des baisers et des caresses, lentement, elle lui ôta sa chemise, lui baissa son pantalon, pendant que sa bouche parcourait chaque centimètre carré de peau qu’elle découvrait. Quand elle lui enleva son slip, elle souffla doucement sur les poils qui entouraient son sexe déjà éveillé et lui fit découvrir un plaisir qu’il n’avait pas connu avec Cecilia. Lèvres et langue exécutaient des variations nouvelles pour le corps de Víctor et quand Anahí l’entraîna sur le lit en se couchant sur le ventre, ce fut pour lui montrer une nouvelle possibilité d’exploration du corps d’une femme. »

« Dark », Edgardo Cozarinsky




16 commentaires:

  1. Je dois être un peu vétuste aussi ou tout au moins obsolète parce que c'est vrai que sac à dos/motel c'est bien, mais je rêve aussi de l'Orient-Express. Et sinon oui, pour écrire il faut vivre d'abord, je suis d'accord.

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    1. L'orient-express, ça doit être pas mal aussi. Le genre d'aventure qui ne se refuse pas... Suffit de mettre le sac-à-dos dans le compartiment valise, et à destination de finir dans un motel...

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    2. Avec l'Orient-Express, la destination, c'est le voyage. Mais c'est vrai qu'à l'arrivée on peut toujours prendre le sac à dos et rentrer en stop .

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  2. Commentaire juste pour toi : tout à la fin, je dirais plutôt "qui ont emmené" puisque tu dis ceux et pas celui.

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    1. Je n'ai pas de honte à afficher mes lacunes et mes fotes... Je corrige :-)

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    2. Ouais enfin bon, j'avais pour visée d'être discrète

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  3. le Sir Edwards il attaque un peu non ? Bon, ça ne m'empêche pas de m'en envoyer une lampée

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    1. Rapport qualité-prix, le Smoky est un bon compromis. Ce côté fumé apporte une note une peu plus douce et enrobée... Un classique Sir Edward's, je passe mon chemin, mais je crois que ce Smoky, surtout entre collègues, dans des gobelets en plastique, passe mieux.

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  4. Avant dégustation, un whisky se regarde .
    Dans un gobelet en plastoc, la couleur ambrée du Smoky, y a peu de chance de la voir.
    Dommage quand même. :-)

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    1. Avec le Sir Edward's, on peut se passer des préliminaires ;-)

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  5. Jamais lu de littérature argentine il me semble. Il va falloir remédier à ça un jour ou l'autre.

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    1. Et il y a un tas d'auteurs argentins à découvrir...

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  6. C’est beau je trouve les amitiés intergénérationnelles, « parce que pour écrire, il faut vivre d’abord », c’est si vrai... C’est beau aussi cette force du souvenir porteuse de nostalgie et de mélancolie.
    Quant à la tablette de beure... que dire... tabarnak... ^^
    Un livre tout en sentiments forts :-*

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    1. du beurre avec des cristaux de sel, bien entendu...

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  7. Cher ami argentinophile et baïkalophile, pas étonnant que tu aies aimé Dark. Déjà le titre n'est pas pour te déplaire. Et ce thème de l'écrivain, vaguement apparent, je trouve, à l'Aschenbach de Mort à Venise, pour moi une référence, te hante manifestement. Idem pour moi sauf que moi j'ai à peu près l'âge du rôle. Merci pour cette belle découverte que je vais évoquer dans un prochain billet. Monterey, j'y étais. Enfin presque tant ceux qui jouaient là-bas m'ont imbibé.

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    1. L'Argentine et le lac Baïkal, deux belles destinations...

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