dimanche 15 janvier 2023

After Shave

 
"C'était néanmoins de la bonne bière, épaisse et nourrissante, un repas en bouteille comme aimait à dire Horse, et Pauley la versa lentement le long de la paroi du verre. Une épaisse levure fermentée couleur vanille se forma à la surface de la bière couleur mélasse, au fur et à mesure que le verre se remplissait."
 
Mark Paulos, alias Pauley, héros malgré lui d'une Amérique noire où l'espoir se dilue dans la mousse épaisse et sombre d'une bonne pinte de bière. Gamin, il a subi pendant des années les raclées de Pauley Senior, à coup de ceinture, un morceau de cuir utilisé pour aiguiser son rasoir. Un rituel. 
 
Des années plus tard, je retrouve Pauley au détour d'une rue de San Francisco. La ville s'éveille, la brume se disperse, pas les souvenirs. Sur le mur, quelques graffitis en noir, du genre 
"Ne Vous Droguez Pas SEULS
Appelez Un Ami
24 heures sur 24". 
 
San Francisco la ville du new-age. 
 
D'ailleurs, il semble s'en être bien sorti le petit Pauley dans la vie. Il est à son compte, artisan, menuisier, vendeur. Il fait tout de lui même jusqu'à la livraison. Peut-être même as-tu une de ses œuvres, genre à la cave, ou genre tu l'as pratiqué dans un endroit bien particulier de tes soirées... chut, je ne vais pas te dénoncer si tu tiens à ton intimité si tu n'assumes pas tes déviances. Pauley conçoit des "machines" (pour particulier) à des fins érotiques, certaines avec des pinces crocodiles reliées à une batterie que tu fixes sur tes tétons... Oui, je vois que tu connais bien. Sacré Pauley, il s'en est sorti le gamin, même après avoir vu senior s'électrocuter dans la salle de bain de son appartement minable. Là, il vient d'acheter, d'occasion, une vieille fourgonnette, en état de rouler d'après l'arnaqueur - oups le vendeur. Il te livre quand tu veux son dernier modèle avec poids et poulies.     
 
"C'était son rêve, son rêve à lui, et, pendant des années, ce fut tout ce qu'il eut jamais. Même bien plus tard, possesseur qu'il était alors d'à peu près deux des petits superflus de l'existence, il s'y accrocha.
De la même manière, il ne s'en éveillait jamais volontairement. II est un fait que le contenu de son rêve ne le réveilla jamais sous le choc. Même au pénitencier, lorsque l'angoisse et le sexe dans les ténèbres environnantes atteignaient au grommellement arythmique d'un train de cirque aux roues grippées, jamais Pauley ne s'éveilla de son rêve.
Pauley aimait son rêve.
«La vie étant ce qu'elle est », est censé avoir dit l'artiste Paul Gauguin, «on rêve de vengeance». Vengeance éphémère, flottante, incertaine, rarement complète, pratiquement unique de son espèce. Gauguin a oublié d'ajouter que, la vie étant ce qu'elle est, la vengeance est une proposition à plein temps. Gauguin préférait l'essence des choses au désespoir de l'inaccompli." 
 
Avec un parfum entêtant d'after-shave, je mets un pied dans la plume de Jim Nisbet, dans le Tenderloin de San Francisco, dans la vie d'un loser qui a toujours vécu dans la violence, violence d'un père, violence d'une vie, violence d'un monde. Mais dans cette violence, il y a une telle poésie, une écriture magnifique qui me fait dire pourquoi a-t-il fallu attendre la mort toute récente de l'auteur pour le découvrir. J'en veux encore, de cette bière lourde et épaisse, de cette ambiance sombre et humaine, de ces maux en mots vertigineux. Un polar hypnotique, un polar poétique.
 
"Sous le Signe du Rasoir", Jim Nisbet.
Traduction : Freddy Michalsky.
 
 
"Une autre bière ne lui serait pas non plus d'un grand secours, mais c'était mieux que rien."

6 commentaires:

  1. RIP Jim.
    La phrase de Gauguin est exceptionnelle.

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    1. Non, mais tu me tentes. J'ai toujours trouvé les couvertures de ces éditions très attirantes. Mais ce n'est pas souvent un bon plan d'acheter les livres pour leur couverture...

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    2. C'est vrai que j'aime beaucoup aussi les couvertures Rivages Poche. Là, c'était mon premier Jim, mais j'avais trouvé l'écriture belle et poétique, même dans la violence et la mort...

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  2. Wouah ! Nisbet plus Swell, un magnifique double hommage. Bravo!

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    1. Nisbet est plus une rencontre du hasard, mais quelle sublime rencontre, et il fut alors évident de partager cette rencontre avec Swell, groupe San franciscain que je suivais assidument il y a bien longtemps et qui berce encore certaines de mes fidèles écoutes...

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