dimanche 9 septembre 2018

La Dernière Goutte

« Le son de ma voix » fait partie de la catégorie de romans dont tu ne sais pas pourquoi tu l’as en main. Tu ne connais pas l’auteur, ni même le bouquin. Mais tu l’ouvres quand même, une page tu gouttes à la plume écossaise. Une seconde page, tu penses à la bouteille de whisky écossais dans le buffet. Une troisième page et tu continues de penser à cette bouteille de whisky. Quatrième page, whisky whisky. Cinquième page, ton esprit est obnubilé il se lève se sert un verre. Sixième page, tu humes ton verre. Septième page, les premières gouttes de ce liquide ambré descendent en ton for intérieur. Huitième page, tu te sers un second verre. Neuvième page, tu arrêtes de boire pendant ta lecture. Dixième page, tu te lèves de nouveau, pour te servir un autre verre et garder la bouteille à portée de main. « Le son de ma voix », c’est un putain de bouquin dans une main, et une putain de bouteille dans l’autre. Et tu y restes accroché tout au long, comme scotché à ton scotch. D’Écosse, le scotch. Comme le bouquin.

« Au début, tu voulais boire l’océan pour le mettre à sec, mais tandis que tu t’y employais, toutes sortes d’horreurs – à la fois vivantes et mortes – sont apparues. Ces créatures tâtonnaient vers toi à l’aveuglette. Plus elles étaient horribles, plus tu buvais – comme si tu tentais de les avaler, de les ôter de ta vue. Tu ne bois pas pour oublier – cela ne se passe plus ainsi – au lieu de cela, l’océan est devenu tout ce qui n’est jamais arrivé, et quand tu bois tu peux nager sans effort là où l’humeur te porte. Tu bois effectivement comme un poisson dans l’eau, puisque boire te permet de respirer sous l’eau. »


Morris Magellan a une femme qui l’aime énormément, des enfants magnifiques et aimants comme tous les enfants, une villa en banlieue, des voisins, un boulot de cadre dirigeant dans une biscuiterie. La vie de château en Écosse. Pourtant… Cela a probablement commencé par un verre le midi pendant la pause-déjeuner. Puis deux… Puis le lendemain, il a pris sa pause-déjeuner un peu plus tôt. Puis le lendemain, il a mis une bouteille dans son bureau – pour les invités, les « after » réunions. Puis ensuite, il est descendu au bar à deux pâtés de son bureau avant de retourner chez lui. Il s’y éternise de plus en plus d’ailleurs. D’ailleurs, à sa femme, il dit que ce sont ses réunions qui s’éternisent et qui l’épuisent, l’assomment. D’ailleurs, il prend un cachet d’aspirine. Puis deux le lendemain, puis deux chaque soir. Matin, midi et soir. Un cycle infernal. Aspirine, whisky. Ou aspirine cognac. Morris a une grande passion pour le Cognac « Courvoisier ». Le Gin aussi. D’ailleurs, il connait toutes les pharmacies du coin, qu’il fréquente à tour de rôle, pour se fournir en aspirine.

« Elle avait arrêté ce qu’elle faisait et regardait dans ta direction. Tu pensais que tu avais réussi à faire bonne figure, mais l’expression sur son visage – maintenant que tu lui tournais le dos – était de la pitié. Tu es resté immobile un instant, puis tu t’es détourné de son image pour lui faire face directement.
De la pitié, as-tu pensé en toi-même. Plus tu lancerais des bouteilles contre le mur, plus elle te submergerait de pitié. Sans doute que si tu lui avais cassé une bouteille sur la tête, son regard de mourante aurait dit : « Tu me fais pitié, tu me fais pitié. »
Pitié. Le mot se prononce comme on crache. »

Tous les soirs, Morris essaie de faire bonne figure, devant sa femme, devant ses enfants. Ils ne sont pas dupes. Lui, non plus, à la fin. Il essaie de montrer qu’il est sobre, et même pas gai, l’alcool à ce niveau a plutôt tendance à rendre triste, avant l’agressivité. Pourtant, elle reste avec lui. Par amour. Certainement. Pour les enfants aussi. Par amour des enfants. Par pitié, peut-être un peu. Il devient de plus en plus difficile de le suivre dans cette descente aux enfers, pris dans l’engrenage de la boisson. Surtout qu’il veut s’en sortir seul, il n’a pas besoin d’aide, il boit jusque quelques verres dans la journée, ce n’est pas un mal. Du moins de son point de vue.

« Il n’a pas d’avenir, il n’a pas de passé non plus – c’est un ivrogne », avait dit l’homme. Pas d’avenir, pas de passé – ça laisse seulement le présent, as-tu pensé en toi-même. Mais il y a deux sortes de présent, n’est-ce pas : celui avec un verre, et celui sans. Pas très difficile comme choix. Pour toi.
Aussi, as-tu pensé, il y a seulement deux endroits dans le monde : là où il y a de quoi boire, et là où il n’y a pas de quoi. Quelque part – et nulle part. 

Cela fait plusieurs mois que j’ai lu ce roman de Ron Butlin, premier du nom. J’avais besoin de temps avant d’écrire dessus. De faire le point, sur l’histoire, sur la vie, sur le niveau de ma bouteille. Les images sont fortes, frappantes. Elles cognent encore dans ma tête, comme le son de l’afflux sanguin dans mes tempes. Pas une goutte d’espoir dans ces lignes, plus une goutte de liquide ambrée dans ces bouteilles qui trainent dans le salon, dans la cuisine, dans la chambre. Un roman sans espoir qui le rend encore plus fort, fort en désespoir d’un homme qui se noie dans l’alcool de sa vie. Il n’est pas d’accord avec moi l’ami sobre de la guitare – il fallait bien que cela arrive un jour. Moi, j’ai trouvé en ce roman un chef d’œuvre avec ce constat si triste de l’alcoolisme. Une pépite littéraire, comme ce Courvoisier, un cognac de Napoléon ou ce Glenfiddich 15 ans aux couleurs or avec ce léger goût de tourbe et de terre humide du Speyside. Le grand livre de l’Écosse a été écrit par Sir Ron Butlin. C’est mon dernier mot, pas mon dernier verre. La dernière goutte est toujours la meilleure, teintée de tristesse et de désespoir, comme dans une putain de vie.
 
« La fenêtre de ton bureau est grande ouverte et pourtant tu peux à peine respirer, ton corps transpire. Déjà, tu t’es lavé les mains et le visage plusieurs fois, mais tu ne peux pas t’empêcher cette manière poisseuse de filtrer à travers ta peau. Et donc – Mozart.
Tu tournoies dans ton siège et contemple le bleu presque incolore d’un ciel d’été. L’océan, le cognac, et une sonate pour violon et piano. Si belle, si passionnée, et pourtant…
Déjà ton esprit vagabonde. Plus tu t’agrippes fort à la musique, plus elle devient insaisissable. Plus tu essaies désespérément de te concentrer, plus tes efforts se mettent entre le son et toi. Tu essaies de te mettre en apesanteur, afin de laisser ta musique te porter comme te porterait l’eau. Comme le cognac te porte. »


« Le Son de ma Voix », Ron Butlin.



7 commentaires:

  1. Hey Buffalo. L'ami sobre de la guitare te remercie du lien et pense que nos points de vue ne sont pas si éloignés. J'ai relu mon article vieux de quatre ans,il est tout de même assez favorable. Je ne parle pas de pépite mais d'un crû très personnel et original. Au fait sobre, sobre, c'est un poil exagéré. Hasard, hasard, quand tu nous tiens, tu sais que je passe une semaine à Edimbourg très bientôt. Je ne manquerai pas d'y boire un verre à ta santé.

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    1. Assez favorable mais avec un bémol tout de même... Moi, je n'y mets aucun bémol, le chef d’œuvre absolut, l’œuvre magistrale d'un écrivain. Sobre à Édimbourg, je n'y pense même pas... Quelques distilleries au programme, j'espère...

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  2. On dirait bien que j'ai très envie de lire ce livre, ah oui oui oui, on dirait bien... Je vais peut-être d'abord vérifier si j'ai du whisky à la maison, ça paraît indispensable.

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    1. Indispensable de le lire... et de boire en même temps...

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  3. Si un jour je croise ce livre, je penserai de le débuter à la page de la dernière goutte, parce que la dernière est toujours la meilleure, c’est celle des émotions vraies, quand il n’y a plus de fard...
    J’ai d’ailleurs une p’tite soif de Crown Royal. Tu m’as gardé la dernière goutte? Tabarnak ce s’rait vraiment classe dans cette "putain" (crisse de câlisse) de vie... ;-) :D

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    1. Ca fait bien longtemps que j'ai plus une goutte de Crown Royal... Elle s'est évaporée comme toutes mes dernières gouttes.

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  4. je saurais quoi t'offrir, quoique je préfère un Nikka :D

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