« Ici, le métro est aérien. Il y a quelque chose d’étrange avec ça, mais dans le Bronx, de longs tronçons de rails sortent de terre et filent loin au-dessus des rues, comme la ligne E1. J’imagine qu’un jour, ils vont l’enterrer, elle aussi, et ça sera dommage, parce que de là-haut, un jour comme celui-ci, on peut voir plein de choses de New-York.
Je
veux dire que souvent, même trois ou quatre nuits après une averse, on peut
encore voir sur les toits plats et goudronnés, les flaques d’eau scintillantes
qui reflètent le ciel. Et quand le vent souffle, les extracteurs métalliques,
certains tournent, tournent, et d’autres, leurs pales telles des crinières,
s’agitent brusquement, susceptibles et nerveux, à la manière dont parfois on
voit un pur-sang prendre le mors aux dents à l’approche de la ligne de départ,
alors que son jockey essaie de l’apaiser, avant – si on parvient à l’entendre –
de l’injurier.
Il
y a aussi les pots de fleurs sur les escaliers de secours. La plupart avec des
géraniums, parfois même un rosier, et toujours, bien après la saison, des lys
avec les longues feuilles jaunies, un emballage de papier rose encore autour
des pots. »
Le corps en sueur, le cœur battant,
l’âme pas encore battu, un genou à terre. J’entends cette petite musique dans
la tête, genre ta ta ta ta ta la la la la, tu vois le genre, genre tu cours
dans la rue, et dès que tu vois des marches d’escalier, tu accélères, et une
fois gravi le sommet de cette colline urbaine, tu lèves les bras au ciel et tu
te retournes en regardant la ville en bas, le regard si fier que tu aurais
envie de crier au vent « Adriennnnneee ». Une foule t’applaudit,
hurle ton nom, des flashs crépitent, c’est le délire, abondance de lumières, de
brouhaha, de femmes en maillot de bain échancré venu tourner autour de l’arène,
ce mélange de sueur et de testostérone, bientôt tu auras une statue à ton image,
les larmes aux yeux. Oui, mais voilà, tu te réveilles ce matin, dans un matelas
qui pue autant le moisi que la pisse, toujours en sueur, dans un motel autant
moisi que miteux, seul, la vie c’est pas ce putain de rêve. Le mythe du boxeur,
c’est une autre paire de gants.
« Je
ne me rappelle plus quand j'ai rencontré Doc Carroll, mais je me souviens de la
nuit où j'ai vu Eddie Brown pour la première fois. J'étais à Pittsburg à la
recherche d'un sujet, c'était la fin juillet et un combat en extérieur était
organisé à Forbes Fields. Il faisait chaud et humide depuis des jours, et un
orage avait éclaté vers le milieu de l'après-midi, obscurcissant la ville, mais
déchirant le ciel d'éclairs éblouissants comme une immense faux. A présent le
crépuscule tombait, et je me dirigeais vers le stade sous les frondaisons de
Schenley Park, sentant l'air frais sur mon visage, mes mains et dans mes
poumons, et je le voyais, après plusieurs jours presque irrespirables, ramener
à la vie les gens autour de moi dans la rue. Je le voyais raviver leurs
regards, ils entrouvraient le désir de marcher sans entrave, et je l'entendais,
désormais sans retenue, prêt à éclater, dans les rires naissants qui montaient
de leur voix.
Je
m'installai près du ring et assistai aux premières rencontres, sans en attendre
grand-chose, et entre les rounds et les combats, j'écoutais l'agitation de la
foule et goûtais à la nuit et cherchais à déceler les étoiles que je savais
présentes par-delà les lumières et le léger voile bleuté des fumées de
cigarettes qui stagnait, translucide, au-dessus de nos têtes. Puis sur le ring,
la demi-finale arriva, et je vis Doc, qui passait entre les cordes et les
maintenait écartées pour un gamin aux cheveux clairs en peignoir de satin vert
et blanc. »
Tu l’auras compris, je vais te parler
de boxe, sport roi il y a quelques années. Il y a ce type, Eddie Brown, qui se
prépare à jouer sa carrière sur un match, le match d’une vie, le regard perdu face
au champion du monde des poids moyens et ses soixante et onze kilos et neuf
cents grammes de muscles et de sueur. Jouer ainsi sa vie en quinze rounds…
Parce qu’il n’y a de place que pour le vainqueur. Si tu t’allonges, tu restes
dans le monde de loser qui te colle tant à la peau. Si tu l’allonges, des
poupées bien roulées seront à tes pieds, prêtes à te donner leurs âmes et leurs
seins. La force est dans l’œil du tigre dirait le coach. Mais laisse tomber
tout ça. Avant, réfléchis à « ce que cela coûte ».
Car peu importe l’issue du combat, ce
livre c’est l’avant combat, tous les sacrifices pour atteindre ce grand
rendez-vous et juste espérer. Entre superbe roman et grande enquête
journalistique, tu suis ces quelques mois avant le jour J, celui où l’œil
gauche au beurre noir, l’arcade sourcilière en sang tu t’écrouleras, ou celui l’œil
droit tuméfié, deux côtes cassées, tu lèveras les bras. Chaque matin devient un
éternel recommencement. Dès l’aube, sous le froid la neige le vent, la nuit qui
ne s’est pas encore couchée, le regard imperturbable, tu laces tes lacets,
silence et sacerdoce de l’instant présent, une bouffée d’air frais, et tu enchaînes les pas, lentement au début, les muscles se réchauffent, se délient,
le cœur se réveille, tu accélères progressivement, les oiseaux se réveillent
également à l’unisson de tes enjambées, la foulée se fait plus grande, de plus
en plus aérienne, pas de foule à cette heure-ci. Arrivée au gymnase, encore
tout frais, au menu du jour, saut à la corde, pompes à deux mains, pompes à une
main, pompes sautées, tractions et haltères, jeu de jambes, jeu de bras…
J’adore suivre ces entraînements, des journées où la solitude pèse tout son
poids, même pour un poids mi-lourd tel que moi, des mois que cela dure,
l’entrainement de plus en plus dur, les réveils qui traînent mais tu tentes de
faire bonne figure devant l’entraîneur… Changement de programme, tu tapes dans
des carcasses de bidoches dans une chambre froide, méthode recommandée par
Balboa. Sauf qu’Eddie n’est pas Rocky.
« Dans le silence de la pièce seulement troublé par les rumeurs de la
foule, on n'entendait plus que le crissement des semelles du boxeur et le
souffle de sa respiration qui montait en rythme. »
Quelle merveilleuse littérature que
celle de la boxe, celle des valeurs humaines, du respect et de l’abnégation.
Une odeur de sueur se lèvent d’entre les pages et s’emmêlent à celle entêtante de
la nature poétique d’une prose toute journalistique. Des articles comme ça, tu
peux en trouver dans le National Geographic, mais tu ne t’y attends pas à
trouver des faits relatant à la boxe, sport aussi bestial qu’(in)humain, une
autre façon d’écrire, une autre vision du journalisme, celle des années
cinquante…
La leçon de W.C. Heinz est que les
perdants en savent plus sur la vie que les autres.
« Ce que cela coûte », W.C.
Heinz.
Traduction : Emmanuelle et Philippe
Aronson.
Le monde de la boxe est fascinant! Celui d'Adrienne aussi, et de Survivor. Souvenirs souvenirs...
RépondreSupprimerCes efforts qui se jouent en quelques minutes... gagner ou perdre, gagner le respect surtout, je suppose.
Si les perdants en savent plus sur la vie que les autres, je me dis que là est la vraie victoire. D'ailleurs, c'est souvent dans ce que l'on perd que l'on apprend à gagner et garder la tête haute.
J'adore la boxe. Je me serais bien vu en boxeur. Mais je crois que j'aurais eu du mal à donner des coups. Les Encaisser, j'aurais pu supporter, mais les donner, je crois que cela n'aurait pas été mon point fort...
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