mardi 8 mars 2022

La Jeune Fille et la Mort


En ouvrant la porte de chez moi,
J'ai vu sept yeux de chats briller dans le noir.
Je n'ai que trois chats,
Un blanc, un noir et un tacheté.
Je n'ai pas osé allumer la lumière.
 
Voilà pour l'ambiance, première page addictive. Je ferme les volets, laisse le feu de cheminée s'enflammer. Dehors, des vents violents, une neige lourde et mouillée tombe presque à l'horizontale. Le blizzard coréen se déchaîne. En plus pas de réseau, le genre de zone blanche perdue au milieu de la forêt et où les fantômes peuvent surgir de chaque ombre pour vous entailler la jugulaire. Six personnes sont enfermés dans un chalet, le sang dégouline en silence, les victimes s’enchaînent au rythme des bourrasques du blizzard... Je me réveille en sursaut, le corps en sueur, avec ce sentiment de puer la peur - ou la mort. Tiens ? ça goûte quel parfum, la mort ? La fer sanguin, la chair en putréfaction... Je m'asperge le visage d'eau glacée, je dois reprendre mes esprits. Une musique. Je l'entends au fond d'une cave ou au tréfonds de moi-même, cet air lancinant qui me chatouille l'esprit, la Jeune Fille et la Mort, de Schubert ou de Munch. Tu as vu le film de Polanski ? Une histoire de vengeance. Sombre et entêtant, je m'emporte dans l'obscurité de mes pensées. Il y fait noir, comme plongé dans un puits sans fond. J'y erre, dans ces obscures pensées, un coup à gauche, un coup à droite, guidé tantôt par le violoncelle, tantôt par le violon, un labyrinthe dans lequel je ne trouverais ni sortie ni rédemption.   
 
Je sortis une canette du frigo et allais m'asseoir sur le canapé. La bière me rafraîchissait la gorge. Le souvenir des événements que je venais de vivre à W s'estompait. Sur le mur, Le Baiser de Klimt avait été remplacé par La Jeune Fille et la Mort de Munch. La lune éclairait les deux personnages en train de s'embrasser. La jeune fille entourait de ses bras le cou du squelette, pressant la cage thoracique contre ses seins ronds. Son étreinte se resserrait. Sa chair rose se fondait dans les os jaunis de la Mort.

Je sors dans le froid, dans la nuit, dans cette brume qui m'entoure comme si j'avais vidé une bouteille de vodka en attendant la fin du blizzard. Je regarde la lune, enfin... sa moitié brillante, comme si l'autre demi-entité avait fuit mon regard. Dans ce ciel nocturne, la lumière reste étonnante, presque vaporeuse, je n'arrive plus à savoir où je suis, ni même qui je suis. Je sais que je suis sorti du chalet, mais maintenant... Perdu, je suis. Dans une nuit, dans ma vie. Je me retrouve peut-être au cœur d'un bouquin où un tueur en série tourne les pages. Étranges sensations, celle de n'avoir pas tout compris, mais celle de m'être laissé emporté par le blizzard, putain de blizzard qui frappe par surprise comme la mort, comme l'amour. J'ai envie de voir les tableaux de Munch, j'ai envie d'écouter la musique de Schubert, j'ai envie de revoir le film de Polanski, la Jeune Fille et la Mort, j'ai envie de te regarder dans les yeux, caressant le poil de ta chatte, j'ai envie de boire une bière et surtout de ne plus sortir de ce labyrinthe. Putain de bouquin, je n'avais jamais lu un truc comme ça, une expérience inoubliable et terrifiante.   
 
"Sept Yeux de Chats", Jae-hoon Choi.
Traduction : Lim Yeong-hee et Françoise Nagel.
 

Le son des deux violons flottait dans la petite pièce, comme une araignée d'eau glissant à la surface d'un étang. 


13 commentaires:

  1. Un texte virtuose, étrange et déstabilisant, oui... j'ai lu par la suite "Le château du Baron de Quirval" du même auteur, qui s'il est également intéressant d'un point de vue stylistique, est bien moins prégnant.

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    1. C'était ma première rencontre avec l'auteur... qui m'a autant époustouflé que déstabilisé - dans le bon sens - ne sachant jamais vers où l'écrivain m'emmenait et même après je ne suis pas sûr de savoir où je suis. C'est une expérience étrange, même du genre à être renouvelée - et c'est aussi pour ça que certaines lectures me procurent autant de frisson et de passion.

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  2. Le plaisir de lire les éditions Picquier qui te dénichent des petits bijoux qui te déconcertent et déboussolent complètement. Alors dans une tempête de neige, au fin fond d'un chalet hummm c'est tentant!
    Bienvenue à toi lecteur, prend place aux côtés de bains de sang, anesthésie, Hannibal ... mais ce ne sera pas comme dans les 10 petits nègres cette histoire. Elle perturbe vraiment ...
    Vivement le printemps brrrrrr

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    1. Mais on dirait que tu l'as lu ? Je pensais que tu lisais que des "trucs" philosophiques... ;-)
      Oui, c'est exactement ça, les 15 premières pages, j'avais l'impression de me retrouver dans les 10 petits nègres (qui depuis a été renommé) avec Hannibal Lecter... Et puis après... ça bascule vers une autre dimension littéraire...

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    2. Ben comme quoi !!! J'ai une lecture que l'on dit d'éclectique c'est ça?
      Parle nous de ce que tu bois, connais pas !

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    3. Une petite mousse, très souriante. Belge, une lumière éclatante comme un sourire. D'une blondeur à caresser, aussi doux que des poils pubiens.

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    4. Comment donner l'envie de rencontrer cette blonde et la goûter ...

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  3. Je n'ai pas lu ce livre mais j'adore le film de Polanski...

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    1. Tu aurais du le lire. Si une tendre âme ne me l'avait pas offert, je te l'aurais bien envoyé... ;-) Il est exceptionnel, dérangeant, étrange...

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  4. Ça fait peur.
    Je me demande si j'aimerais.

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    1. Tu n'as pas eu peur devant Le silence des agneaux... Donc... Hannibal Lecter a une camisole, alors... En plus je suis sûr que tu aimes le film de Polanski...
      Sinon, c'est vraiment très original comme bouquin et il ne faut pas avoir peur d'être embarqué là où on ne s'y attends pas et surtout ne pas avoir peur de tout (ou rien) comprendre...
      Je ne le conseille pas forcément, il faut vraiment que cela vienne de soi, une expérience intime à faire entre l'auteur et le lecteur. Mais moi, j'y ai vécu un moment incroyable.

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  5. Une expérience terrifiante et inoubliable, un crisse de blizzard, fuck le blizzard.
    Un tableau de Munch et la musique de Schubert, un cri de terreur.
    L'image qui m'est pourtant la plus terrifiante est celle de l'araignée d'eau qui glisse à la surface de l'étang. Quelle horreur.... arkkkk.....

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    1. arkkkk.... ce n'est qu'une bibitte !
      Qu'est-ce que j'aimerai connaître un vrai blizzard, et me sentir ainsi comme perdu au milieu d'un de mes romans...

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