samedi 9 juillet 2022

Les Escales de Nad' et du Bison : Congo

Lieu : Pointe Noire, Congo
Lever du soleil : 6h21  | Coucher du soleil : 18h13
Décalage horaire : +0h
Météo : 26° ressenti 34°. Ciel variable devenant peu nuageux.
Coordonnée GPS : 4°46’8.983 S / 51°58’58.903 E
Musique : African Dreams, Seun Kuti & Egypt 80
Un Verre au Comptoir : Pale Ale, Sierra Nevada




« Quand le maître avait fini de dire que nous étions les cigognes blanches de la Révolution socialiste congolaise, il nous reposait la question pour contrôler si vraiment nous avions bien compris :

- Qui êtes-vous ?

Nous répondions en chœur :

- Nous sommes les cigognes blanches de la Révolution socialiste congolaise !

- En tant que cigognes blanches de la Révolution socialiste congolaise, quelle est votre mission ?

Nous répondions encore en chœur :

- Notre mission consiste à sacrifier notre vie pour la réussite de la Mission suprême du camarade président Marien Ngouabi, en vue de développer notre pays, notre continent et tous les continents aussi, y compris les pays d'Europe qui croient qu'ils sont déjà développés alors qu'ils changent trop de présidents et que, malheureusement, c'est toujours leur peuple qui vote le chef au lieu de simplement créer leur Parti Congolais du Travail à eux qui va leur apprendre comment faire les choses pour que leur camarade président reste au pouvoir jusqu'à sa mort ! »

Viens, assieds-toi, prends-toi un tabouret, je t'offre une bière, tu veux ? Presque minuit, l'heure des chauves-souris et des chats gris qui fouillent dans les poubelles de ce boui-boui. Viens, n’aie pas peur du noir, j'aime la pénombre, ça dissimule ma tristesse. Qu'est-ce que tu prends ? Une Sierra Nevada, jolie. Le silence s'installe autour du comptoir, un instant évaporé loin du brouhaha de la piste de danse où les gazelles noires, de leur pagne coloré, bouge leur arrière-train de façon provocante, ces filles habillées comme si elles n'étaient pas habillées, on voit tout gratuitement, mais je ne vais pas m'étaler ici, autrement on va encore dire que moi j'exagère toujours et que parfois je suis impoli sans le savoir...


Tu veux une deuxième bière mon histoire est longue et parler me donne toujours soif, à croire que mes mots viennent du désert. Pas si longue que ça, quoique ça fait longtemps que je n'ai pas revu mes cours d'anatomie, non mon histoire dure trois jours. Tu t'en souviens toi, de ces trois longues journées du samedi 19 mars 1977 au lundi 21 mars 1977. Oui, je vois, tu y étais aussi. A Brazzaville ? Moi, j'étais à Pointe-Noire, fier de mon uniforme d'écolier, de mes baskets à la mode Bruce Lee et de ma chemisette à l'effigie de notre bon camarade président Marien Ngouabi. Je me souviens que Papa Roger écoutait, sous le manguier, La Voix de la Révolution Congolaise, une bouteille de vin rouge à ses pieds. Maman Pauline devait préparer à manger, peut-être qu'elle faisait ses beignets, recette appliquée de cette jeune béninoise qui les vend aux abords du marché. Mais depuis plusieurs heures, il ne passait que de la musique soviétique. Alors de son Grundig Papa Roger est passé sur La Voix de l'Amérique, parce qu'il est bien connu que l'Amérique sait ce qui se passe parce qu'elle a des espions partout. C'est là qu'on a appris que notre bon camarade président Marien Ngouabi s’est fait lâchement assassiner à 14H30, une heure où la sueur dégouline pour qui ne fait pas la sieste... et que Papa Roger a recraché son vin rouge... 

« Beaucoup de camions de l'Armée Nationale Populaire prenaient la direction de la base militaire, du côté du quartier Bloc-55. Les militaires avaient leur arme pointée sur les gens qu'ils croisaient, mais ceux-ci avaient surtout peur de leurs lunettes noires. Moi je me disais : Ils ont fini le couvre-feu, ils vont se reposer un peu à la base militaire, et ils vont revenir tout frais dans nos quartiers à partir de dix-neuf heures pour continuer à bien nous effrayer. Je me disais aussi que s'ils avaient des lunettes noires c'est parce qu'ils fument trop le chanvre, et quand ils n'ont plus ça, ils cassent les cartouches de leur PMAK, récupèrent la poudre qui est dedans, la versent dans leur café qui devient très fort et les rend méchants comme s'ils avaient bu du Johnnie Walker Red Label que les capitalistes noirs donnent à leurs bouledogues pour effacer la pitié dans leur cœur. »

Je veux bien d’une Ngok congolaise bien fraîche et comme je n’ai pas peur du noir ni même du silence, je m’attarderai dans cette gargote en mémoire à notre célèbre Robinette et son verre cassé. Ah cette Robinette, un délice, quelle grâce ! À mon corps défendant je dois quand même dire qu’il m’a manqué dans ce livre les odeurs du Congo, de Brazzaville et son quartier de Bacongo, la terre natale de Mabanckou. Et tout ce que l’Afrique évoque de saveurs, d’odeurs, de couleurs, comme ces jolis boubous. Ça me dirait bien d’en porter, même si en passant par la ligne orange du métro, direction McGill, je détonnerais un peu, mais qu’importe. Hum et les odeurs alléchantes de fumée dans la bicoque de maman Mabanckou, le porc et le manioc cuit à l’étouffé dans des feuilles de bananiers. Danser le ndombolo jusqu’aux petites heures du matin, soukous, mamba, eyenga en lingala, festoyons ! Et rendre hommage à Martin Luther King Jr., à son épique discours, le plus grand des grands : I have a dream today… Je l’écoute en boucle depuis des années, épique ! Presqu’autant que SOYCD. Mais là je m’égare dans les effluves de ma Ngok…

Notre cher Alain vit désormais au centre de Los Angeles, du moins à l’époque du livre. Je l’écoute me parler de son Amérique, son Hollywood, regorgeant de descendants de migrants : Natalie Portman, Nicole Kidman, Charlize Theron et les belles de ce monde. Il me parle aussi des écrivains qu’il admire, James Joyce, Jorge Luis Borges, Bertold Brecht… Ernest J. Gaines, ce vieil homme de la Louisiane, auteur afro-américain et de son célèbre Dites-leur que je suis un homme. J’ai aimé ce livre plus que tout ! Et Malibu Beach, l’une des plus belles plages de l’océan Pacifique, je m’y suis baignée il y a quelques années, je n’ai pas croisé Pamela Anderson ni même Jeremy Jackson. C’est dommage quand même…

Il vit là-bas sous un climat tempéré, qui s’apparente à son Afrique natale, le soleil, les vagues. Il dira que Santa Monica occupe la même place dans mon cœur que ma ville congolaise de naissance, Pointe-Noire. C’est une petite Afrique sans Noirs. J’aime aussi l’entendre parler de sa rencontre avec un clochard africain. De son voisin coréen Chin-Hae. De son balcon avec vue sur les palmiers, où il écrit, une photo de Cassius Clay alias Ali fixée au mur… Float like a butterfly, sting like a bee. De son amie écrivaine danoise Pia Peterson.

Mais lorsqu’il me parle du Circle Bar, mes papilles sont en effervescence et c’est le moment choisi pour me reprendre une Ngok bien fraîche, mon âme envolée vers les terres congolaises qu’il me tarde de découvrir, un jour…

Mais ce soir, loin du Santa Monica Beach Club, le Congo a peur. La radio ne le dit pas mais je le sens dans les yeux de Maman Pauline ou la sueur de Papa Roger. Dans la rue, les cris des enfants en train de jouer ont été remplacés par des tirs de kalashnikov. D’ailleurs, il n’y a plus d’enfants. Plus aucun klaxon venu claironné à la nuit tombée ; Il n’y a plus de voitures non plus, sauf des convois militaires ou miliciens venus ramassés des individus apeurés ou des corps fusillés. Même dans les bars où les plus belles femmes noires s’assoient attendant qu’un vieux aux cheveux gris viennent lui poser sa main sur sa croupe en lui demandant ce qu’elle boit, ces corps d’ébène se retrouvent figé dans la stupeur et la tristesse. Ils ne bougent plus alors qu’un corps comme ça, luisant de sueur et de chaleur, est fait justement pour faire pétiller le regard des messieurs mais je ne vais pas m'étaler ici encore une fois, autrement on va encore dire que moi j'exagère toujours et que parfois je suis impoli sans le savoir...

Alors j’allume une dernière fois la radio, fini les beaux discours, place à la musique : African Dreams, Seun Kuti & Egypt 80. Et là, je revois enfin le sourire de tous ces beaux culs danser devant mes yeux.  


« Les Cigognes sont éternelles », Alain Mabanckou.
« Rumeurs d'Amérique », Alain Mabanckou.






Les Escales, 
un trip littéraire composé à 4 majeurs,
amarrée des mots et de la poussière.

Prochaine escale : FINLANDE

8 commentaires:

  1. J'y serais bien restée au Congo, depuis le temps où je rêvais d'y poser les pieds... faudra rajouter une couche pour la Finlande, mais les paysages sont à faire frémir tous majeurs de ce monde!
    Toutes les escales ont leurs saveurs, leurs odeurs, leur neige ou pas, leurs palmiers ou non. Y rêver est déjà une escapade en soi.
    Quel bonheur de partager ces escales livresques, elles sont aussi des voyages inestimés, inestimables... Merci

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    1. Ahhh et puis merci de la musique que je découvre, festif!!! J'adore...

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    2. Merci pour ces partages littéraires et musicales, ces échanges autour d'un cocktail d'un rhum ou d'une bière, dans la chaleur du Congo Brazza, dans la chaleur du Sauna Finlandais, dans la poussière d'un pub irlandais...
      Pense à mettre ta tuque dans ton sac pour la prochaine escale ;-)

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    3. Ohhhh oui, quand qu'on part te lire en Finlande ?

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    4. va falloir attendre la rentrée, tu as le temps de finir ta cave - et de la remplir...

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    5. Quand on tape dans le Corton c'est que la cave n'est plus qu'une illusion de fraîcheur

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    6. ou que du as des pépites dans ta cave... Pourquoi suis-je aussi loin de cette cave à trésors...

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    7. Ben t'as qu'à venir dabord!

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