dimanche 17 juillet 2022

Une île sous Artifices

Les rues sont désertes, la température frôle les 50°C, loin de l'Andalousie, Emilio s'en est parti. Direction le Barheïn, une minuscule île dans le Golfe, qu'un pont unique la relie à l'Arabie Saoudite, vue sur des îlots artificiels, face au Qatar. Voilà pour situer. Je prends un verre au bar du Gulf Hotel d'Adliya en sa compagnie, expatrié espagnol. J'aurais envie de dire plusieurs verres même tant la conversation d'Emilio est riche et passionnante. Assis sur le haut tabouret de ce comptoir, les yeux fatigués par la poussière de sable, par les néons du bar, je l'écoute, silencieusement, presque religieusement, c'est l'heure de la prière. Il a un œil, celui d'un étranger venu découvrir un pays sous ses différentes facettes, en gardant toujours un esprit ouvert mais critique. Les sunnites contres les chiites, bien entendu, ou inversement, peu importe. Un peu touriste, un peu expatrié, un peu voyageur, un peu reporter. Carnets de routes dans le Golfe. 

"Entre les sunnites qui ont acclamé les blindés et les sunnites qui les ont subis il y avait les indifférents, ces jeunes dandys de l'élite, amateurs de voitures à grosse cylindrée et de Paolo Coelho, excellents animateurs des fêtes d'expatriés, drôles, charismatiques, soucieux du réchauffement climatique, dénonciateurs sur leur mur Facebook de la moindre injustice, sauf de celle qui leur permettait de garder leurs privilèges. Je me les imaginais comme ce play-boy libéral espagnol des années 30, peu croyant, pas du tout cul-bénit, connaisseur des avant-gardes artistiques européennes, qui se moque de l'esthétique martiale des hommes armés de la Phalange, mais qui respire avec soulagement quand Franco fait son coup d'État. Des gens comme H. qui, au milieu d'une fête, quand une certaine intimité s'était installée, disait des phrases comme : "Les chiites sont la majorité en quantité, mais pas en qualité." Ils parlaient des chiites avec ce même mépris avec lequel j'ai toujours entendu parler des gitans en Espagne."
 
Bahreïn, pour les non initiés du Golfe Persique, est avant tout un grand prix de Formule 1, une équipe de cyclisme, de grands noms du triathlons. Les fils du roi semblent bien aimé le sport, tout comme ses voisins qataris qui investissent en masse dans le football. Une façon peut-être d'exister dans les médias occidentaux autrement qu'à travers les travers de cette société. Bahreïn semble avoir un côté ambigu. Une monarchie à la fois ouverte et fermée. Des femmes se promènent, des homosexuels existent, des manifestations revendiquent. Jusqu'au jour où... L'équilibre est fragile et le répression survient du jour sans lendemain. En fait, sortie de sa façade éclairée, le Bahreïn peut afficher une toute autre couleur. A la lumière de l'Occident, c'est loin d'être multicolore. Les arcs-en-ciel ne brillent guère dans le ciel, pour ça, il faudrait un peu de pluie qui tombe des étoiles. Mais seul les grains de sables semblent portés par le vent, les cris de douleur, de torture ou de morts sont dissimulés derrière les tempêtes de sables ou la sono des hôtels aux étoiles aussi nombreuses que le regard porté dans le ciel peut en compter, des hôtels de luxe sur des îlots artificiels ou une jet-set tout autant artificiel manifeste leurs séjours, de Michael Jackson à Kim Kardashian; le Bahreïn, ce petit parc d'attraction au cœur du Golfe.

Lire ce livre, c'est boire un verre dans un bar avec un inconnu intéressant, promettait l'éditeur. Il m'a suffit de cette petite phrase pour m'intéresser à ce pays. Je l'ai ainsi découvert en compagnie de son auteur, dans le salon climatisé d'un hôtel ou d'une datcha de luxe. Mais s'il a une vie d'expatrié, il n'en oublie pas moins les bahraneïnites, chiites ou sunnites, de tous sexes, de toutes classes, de toutes opinions. Et pour chaque nouvelle facette, il n'omet pas de mentionner les nombreux esclaves, qui eux ont encore le moins droit à la parole, à la vie, ces asiatiques venus en nombre pour servir la grandeur d'un royaume au pouvoir. La violente répression au printemps arabe de 2011 est l'image même de ce pays, plus que les victoires sur un Tour de France ou des Formules 1 sur un circuit que les caméras ne se retournent pas pour voir des champs de pétrole ou des pneus de manifestants brûlés dans des rues aux ronds-points vidés de leur opposition et apeurées, surveillées par le bruit incessant des hélicoptères. Passionnant, pas la répression mais le regard d'un auteur, une tempête de sable dans la littérature caniculaire de voyage, une île sous artifices.

"Dans le jardin il y avait un bar en bambou, genre paillote de plage. Chaque invité était obligé de servir à boire pendant un moment. Je critiquais toujours ce genre d'idées, mais je découvrais ensuite les avantages d'avoir à ma disposition un défilé loquace de la faune expatriée : des ingénieurs galiciens qui baragouinaient en arabe avec l'accent des Rías Baixas, des stagiaires françaises du centre culturel de l'ambassade, des étudiants saoudiens en escapade pour le week-end, des hôtesses de l'air philippines des Emirats arabes, des étudiantes soudanaises, des Libanais qui idéalisaient la nuit de Beyrouth, des Algériens mariés puis divorcés avec des Ecossaises indépendantistes à la chevelure frisée, des artistes bahreiniens qui exposaient leurs œuvres dans des cliniques d'orthodontie, des écologistes syriennes véganes qui travaillaient dans des entreprises pétrolières, des artistes canadiennes cabotines qui avaient troqué l'anonymat à Berlin pour les applaudissements et la reconnaissance dans le microcosme bahreinien, des Serbes qui essayaient de faire classer patrimoine mondial par l'Unesco les tumulus funéraires de la civilisation disparue de Dilmun, des Egyptiens spéculateurs de terrains gagnés sur la mer qui portaient des chemises moulantes qui soulignaient leurs mamelons, des Espagnols conseillers du ministère du Tourisme, des Bahreïniens de Riffa qui arrivaient en dérapant avec leur Porsche, des Druses divorcées, des photographes argentins obsédés par le yoga, des constructeurs greco-chypriotes qui roulaient les joints comme s'ils tissaient des tapis en soie. Restaient hors de ce défilé et de ces fêtes les garçons du parc et les amis bahreiniens qui jamais de leur vie n'étaient allés dans un bar et qui me demandaient parfois quelle sensation cela faisait de boire un verre de vin."

"Une Datcha dans le Golfe", Emilio Sanchez Mediavilla.
Traduction : Myriam Chirousse.

Sur une masse critique, 
Merci donc à Babelio et les éditions Métailié,
un verre dans le Golfe.
 

 

4 commentaires:

  1. Bonjour le Bison, tu donnes envie de lire ce livre. Le Bahreïn et les autres pays voisins ne m'attirent pas du tout pour y aller ne serait-ce que quelques jours. Trop chaud et trop tape-à-l'oeil. Bon dimanche.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si le coin ne me fait pas rêver non plus, le livre est lui très enrichissant, intéressant, passionnant même...

      Supprimer
  2. Etrangement, ou non, ça me plairait bien d'entreprendre ce voyage, comme Émilio, avec ou sans lui.
    Si à travers la route et l'ambiance ternes je reçois "un peu de pluie qui tombe des étoiles", je me dirai que ça en valait le coup...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Attention, une pluie qui tombe même des étoiles sur la neige, ça fait de la sloche ou de la grosse marde blanche...

      Supprimer