Je te laisse imaginer la chaleur qui dégouline sur cette île. Le Conde, totalement nu dans sa chambre, face aux pâles du ventilateur provoquant une légère brise aux embruns de sueur. Sept heures moins le quart, il prendrait bien un verre de rhum mais il a encore le souvenir des bières bues quelques heures plus tôt, et puis il est en service, une affaire sérieuse et épineuse, le fils d’un diplomate retrouvé mort. Habillé en femme, Electre à la Havane. Il enfile donc son costume de commissaire et de poète, file dans les rues voir à quoi ressemble un transformiste mort. Les déambulations dans son île enrhumée, par la clim et les barriques, l’emmènent à réfléchir sur son poste, sur les homosexuels de Cuba, sur le besoin - une déviance ? – de porter une robe rouge pour un homme.
« Grâce à lui, plusieurs éléments devenaient clairs pour le Conde : le transformisme était quelque chose de plus essentiel et de plus biologique que la simple pédérastie ou l'exhibitionnisme consistant à sortir dans la rue habillé en femme, comme il l'avait toujours cru, à l'abri de son machisme élémentaire et viscéral. Il n'avait jamais été tout à fait convaincu par l'attitude de base du travesti qui change son physique pour mieux draguer. Draguer qui ? Les hommes-hommes, les vrais, hétérosexuels, avec des poils sur la poitrine et puant des aisselles, n'allaient jamais avoir une liaison consciente avec un travesti : ils coucheraient avec une femelle, et pas avec cette version limitée de la femme, dont l'orifice le plus appétissant était définitivement clos par la capricieuse loterie de la nature. Un homosexuel actif, caché derrière une apparence impénétrable d'homme « homme » vulgairement : un enculeur ; littérairement : un bougre - n'avait pas besoin de cette exagération pour sentir se réveiller en lui ses instincts sodomites et pénétrer per angostam viam. »
Conde ne cessera alors de chercher la vérité, vérités troublantes de sa pensée, vérités effrayantes de son île. Le soleil qui illumine sa soirée solitaire, alors qu’une lignée de nuages se profilent à l’horizon. Au petit matin, la pluie aura lavé les vitres de sa maison. Pourrait-elle aussi laver son esprit de ses pensées. En premier, le petit cul de Cristina ou les longues jambes de Paloma. Ô femme du souvenir, femme de l’attente, femme de l’espoir et du désespoir. Ton cul, tes jambes. Ô plaisir, plaisir de la chair, plaisir du désir. Plaisir. Avenir. Tes jambes, ton cul. J’ai besoin d’un verre de Rhum. Conde, tu m’accompagnes ? Ah non, toujours en service… Alors je me recouche, jusqu’au prochain réveil, jusqu’à ce que la pluie cesse et lave tous mes péchés.
« Quand il sortit de la salle de bain, dégoulinant d'eau et la serviette sur les épaules comme un boxeur vaincu le Conde décida de terminer de sécher son corps contre la rafale statique du ventilateur. II s'écroula sur le lit chaud et prit un moment du plaisir à ce privilège minimum de la solitude, sentant comment l'air massait ses testicules pendants et fouillait son anus, avec une particulière véhémence. Il serra un peu les jambes. Alors, pour aider le courant d'air, et aussi par simple manie onaniste, il se mit à relever son pénis mouillé, laissant glisser ses doigts, de manière chirurgicale, jusqu'à la tête découverte, pour le relâcher ensuite, dans une chute libre qui petit à petit se transforma en érection qui transmit à ses doigts la dure tiédeur. Il hésita un instant s'il devait ou non se masturber : puis il décida qu'il n'y avait pas de raison de ne pas essayer. Aucune femme possible n'attendait précisément cette éjaculation jetable, et tandis qu'il se caressait, même la chaleur ambiante semblait céder du terrain. Mais la décision déboucha sur un nouveau doute : à qui le tour ? Sans lâcher son membre mais réduisant le rythme du frottement, le Conde ouvrit le livre souvent tripoté de ses souvenirs érotiques et commença à passer en revue les femmes aimées, tout en les maintenant à distance suffisante pour se protéger des successifs abandons, tromperies et disparitions dont il avait été victime : à la dernière page il commençait toujours par la fin, comme lorsqu'il lisait la revue Bohemia, il surprit Karina, nue, avec à la bouche un saxophone tout reluisant qui, au paroxysme d'un morceau, caressait la pointe de ses seins et s'agitait entre ses jambes ouvertes, mais il la quitta, l'humilia de l'indifférence de son esprit pour se venger en quelque sorte de cette femme dont la proximité était trop douloureuse pour être convoquée – il pouvait encore respirer son odeur de fruit mûr, appétissant, entre la goyave et la prune, mêlée à cette vapeur animale et profonde qui jaillissait de son sexe gonflé de désir : - Non, pas toi. »
C’est avec un verre d’un bon vieux rhum, m’installant dans un fauteuil en cuir légèrement craquelé aux accoudoirs que je m’installe confortablement pour cette première veillée cubaine en compagnie de Conde. L’odeur froide d’un Montecristo parfume la bibliothèque. Là c’est pour me mettre dans l’ambiance, et ainsi sentir cette chaleur électrisante de La Havane. Je découvre la littérature du célèbre Conde, à la fois inspecteur et philosophe-poète-lettré cubain.
« La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout. Elle tombe tel un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps, les arbres, les choses, pour leur injecter le poison obscur du désespoir, de la mort lente et certaine. La chaleur est un châtiment sans appel ni circonstances atténuantes, prêt à ravager l'univers visible ; son tourbillon fatal a dû tomber sur la ville hérétique, sur le quartier condamné. Elle est le calvaire des chiens errants, bouffés par la gale, malades d'abandon, à la recherche d'un lac dans le désert ; des vieux aussi qui traînent des cannes encore plus fatiguées que leurs jambes, arc-boutés contre la canicule, en lutte quotidienne pour la survie ; et des arbres, autrefois majestueux, à présent courbés sous la montée furieuse des degrés ; et de la poussière morte dans des caniveaux nostalgiques d'une pluie qui n'arrive pas ou d'un vent indulgent, capables d'inverser ce destin immobile et de métamorphoser cette poussière en boue ou en nuages abrasifs ou en orages ou en cataclysmes. La chaleur écrase tout, tyrannise le monde, ronge ce qui peut être sauvé et ne réveille que les colères, les rancunes, les envies, les haines les plus infernales, comme si son but était de hâter la fin des temps, de l'histoire, de l'humanité et de la mémoire... »
« Electre à La Havane », Leonardo Padura.
Traduction : René Solis et Maria Hernandez
Chaude ambiance à La Havane. Policier poète, c'est pas un oxymore là-bas donc.
RépondreSupprimerLes extraits sont fantastiques.
Et Carlos, je me souviens de ce tube au Top 50. Et je me souviens que j'ai beaucoup écouté Abraxas, Caravanserai et son live Moonflower. C'était il y a une éternité...
Il y a une éternité, c'était hier, j'écoutais encore le live de Carlos au japon, Lotus. 1973. Le meilleur de Santana.
SupprimerPolicier-poète, il n'y a que dans ces îles baignées de rhum qu'on peut en trouver...
Rebonsoir Le Bison, un Padura pas encore lu mais j'y pense. J'aime beaucoup le personnage de Conde. même sans boire du rhum. Bonne soirée.
RépondreSupprimerJe pense sérieusement à lire beaucoup de Padura, surtout avec rhum ;-)
Supprimeron se demande bien pourquoi !
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