mercredi 8 janvier 2020

Les Escales de Nad' et du Bison : Russie

Lieu : Russie (Komsomolsk-sur-l'Amour)
Lever du soleil : 8h52  | Coucher du soleil : 17h03
Décalage horaire : - 1h
Météo : -27°. Beau temps, peu nuageux
Coordonnée GPS : 50° 33' 1.2" Nord, 137° 0' 35.8" Est
Musique : Tchaïkovsky : Piano Concerto N°1, Yuja Wang
Un Verre au Comptoir : Zubrowka Biala




« Du fleuve parvenait le froissement sonore des glaces qui commençaient à fondre. Dans l'air planait, grisante, la senteur froide des eaux qui se libéraient, encore invisibles, sous les neiges. Le soleil m'éblouissait et, au début, je ne réussissais pas à fixer ce visage aimé qui me souriait, je clignais des yeux, devinant inconsciemment qu'il ne s'agissait pas seulement du soleil mais de l'incapacité pour un regard humain à percevoir, au-delà de l'harmonie des traits, cette beauté insaisissable qui se créait et se recréait à chaque instant. »


Dans un pays lointain coule un long fleuve, un fleuve qui se nomme Amour où les âmes suivent le flot tranquille du clapotis de l’eau. Parfois sereines, parfois rugueuses, ses eaux lèchent le rivage de l’Amour. Et l’Amour, je connais un gars qui en parle très bien. Pas moi, je te rassure. Dans un coin de cette Sibérie, j’ai croisé ce gars aux yeux immensément clairs, Andreï Makine qui m’avait émerveillé lors d’une première rencontre, comme quand on croise le regard d’une femme sublime sur un quai de gare. Je m’étais donc mis en condition, chapka et caleçon en peau de rennes, vodka fraîche, température ambiante, Tchaïkovski sur la platine.

Puis je décidai de déambuler dans les rues de Moscou. Nous sommes le 24 mai 1941. Direction l’opéra, je vais assister au premier concert d’Alexeï Berg, jeune pianiste prodige. Mais le concert n’aura pas lieu… Il se jouera quelque part au milieu de l’Oural, issu d’une musique intérieure et nocturne, puis de rêves qui font place aux notes sur le clavier muet que seuls l’âme et le silence arriveront à percer dans la nuit. Dans le dernier wagon du train, témoins de cette nuitée hors du monde, sont avec lui, captifs de la tempête hivernale, d’autres voyageurs, plongés dans l’obscurité. Ils s’y trouvent depuis des jours, des semaines, qui sait. Condamné à la solitude et l’exil, Alexeï Berg brisera le silence. Avec ses partitions en tête et le coeur chargé d'émotions, il bouillonnera de l’énergie du survivant…

Cette musique l'entraîne vers l'archipel d'une autre vie, de l'autre côté de la rive, au temps du fleuve Amour. La musique et l'amour, à eux deux, font danser les cygnes sur le lac Baïkal. Cygne noir, touche blanche, touche noire, cygne blanc. Les notes de ces amours sont à la fois brèves et éternelles, la musique de la vie. Andreï et Alexeï croisent leurs souvenirs, mélangent leurs passions, regardent ensemble la lune, bleue ou noire, lumineuse ou sombre. Un vent de glace se lève, les amours s'envolent comme la plume de ce cygne venue s'échouer avec tant de délicatesse au pied de ce type, solitaire, le regard vide, les yeux embués, qui écoutent au fond de son âme l'âme d'une femme aimée, un livre fermé de Makine sur ses genoux, une bouteille ouverte de Zubrowska dans les mains.

L’espace est démesuré, 2225 millions de km² - à l’ouest, la plaine d'Europe orientale, à l’est, la plaine de Sibérie occidentale. L’odeur de vodka épanche à la fois la solitude des âmes, à la fois la violence de la tempête. Les amours s'envolent, certes, mais elles ont la puissance d’éveiller les forces inassouvies de l’esprit, toutes formes de résistance intérieure, de résilience. Elles nous apprennent le rêve, les rencontres nocturnes, l’espoir de l’amour renouvelé.


« Nous entrions, mon amie préparait un thé, les paroles venaient ou non, le silence de la maison nous suffisait. Parfois, nous écoutions, mais d’une sonorité presque inaudible, un fragment des Saisons de Tchaïkovski. C’était toujours le même, « Le mois de juin », que mon amie retrouvait avec une précision de prestidigitatrice sur un grand disque fatigué. Nous n’augmentions jamais le son, la mélodie ne devait être qu’un simple écho, ainsi elle semblait plus secrètement inaccessible à la vie qui continuait au loin, avec son fracas, sa vitesse inutile, sa surdité. »

La plume du cygne est délicatesse au cœur du tumulte. Et Alexeï Berg s’en caresse l’âme lorsque surgissent en lui, tel un coup de poignard, les réminiscences de la guerre : les cris, les pleurs, les bombardements, les piétinements dans les tranchées, ces masses informes de corps allongés, inertes. Dans l’archipel d’une autre vie, un pianiste nous raconte la musique de son existence. Une manière de survivre à la nuit sombre et glaciale de l’Oural. Un livre fermé de Makine sur ses genoux, l'homme, solitaire sur son banc recouvert de neige, ferme les yeux. Des larmes gelées s'écoulent sous ses paupières. Le cœur éteint, la nuit se fait, silencieusement.

« Le Livre des Brèves Amours Éternelles », Andreï Makine
« La Musique d'une Vie », Andreï Makine





Les Escales, 
un trip littéraire composé à 4 majeurs,
amarrée des mots et de la poussière.

Prochaine escale : Alaska

10 commentaires:

  1. Comem je le disais plus loin, fais frette en masse en Russie mais bon, les mots de Andreï Makine, la musique de Tchaïkovski et la Vodka réchauffent le cœur...

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    1. oui... fais frette... mais Yuja Wang sait réchauffer mon cœur... à moins que ça soit la vodka...

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    2. "Fait", c'est encore mieux...
      Suis pas du matin moi ! Enfin pas pour ça... ;)

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    3. Pareil... Fait... Je dois pas être du matin non plus...

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  2. Je me disais justement que cette Yuja Wang semblait avoir tous les attributs pour réchauffer ton coeur.
    On ne voit pas très bien la générosité de ses Joes, mais c'est un tout p'tit détail avec une chute de rein pareille, tu me diras... :D)
    Quel beau choix musical <3
    D'ici l'escale en Alaska, il en coulera de la vodka ! Ce serait même tellement classe que tu m'en gardes un peu pour le vol entre la Russie et Juneau, qui fera bien quelques heures... Et pour la cabane là-bas dans l'fin fond du bois... Igloo et glou et glou et glou...

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    1. Peu importe sa générosité, Yuja Wang a tout pour m'émouvoir et me réchauffer l'âme, car tout n'est question que d'âme...

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  3. Ah, je connais la pianiste... et surtout ce Concerto (dans mes favoris) ! ;D

    Makine, à lire en 2020. Je m'y engage !!

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    1. J'aime beaucoup sa robe, d'ailleurs...

      C'est ma minute "fashion".

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    2. Robe est peut-être un grand mot pour ces quelques morceaux de tissu très aérés...

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    3. C'est qu'il fait chaud dans une salle de concert et elle y met beaucoup d'énergie...

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