mardi 16 février 2021

Cuatrocasas


Tu ne peux pas te tromper, tu prends la route, celle qui est caillouteuse et poussiéreuse et qui s’enfile sous l’horizon du soleil couchant. Au deuxième jour tu tournes sur la droite, et vers 14h30 tu prends la troisième sur la gauche. Ou la quatrième, je sais plus bien. Une fois revenu sur tes pas, tu n'es plus très loin de Cuatrocasas. Un village laissé à l’abandon où seule la poussière s’épanouit sous le regard de trois ou quatre vieux qui se demandent pourquoi ils sont encore en vie dans ce coin.
 
D’ailleurs,
tu te demandes encore pourquoi tu t’es arrêté là.
D’ailleurs,
Il n’y a rien là-bas.
Une prison
abandonnée,
un bar sans nom, et sans client
un lieu au nom évocateur,
Les Vingt Nymphes,
une gare où le train ne passe plus depuis des lustres,
la garnison s’est sauvée, reste bien une vieille prostituée.
En dehors, la poussière règne, un vent qui semble rendre fou, qui semble rendre triste. Tout est triste ici, même les amours. 
 
« Alors,
quand les sujets de conversation furent épuisés.
Elle le prit par la main. La mit sur sa poitrine.
Puis elle le mena sur la grève ; loin.
Et là, elle lui fit honneur.
La nuit s’écoula.
Le dernier jour de carnaval commençait. Et le vent de la côte apportait le glapissement du sanctuaire des loups marins.
Amancia se réveilla sur la grève. Elle étira les doigts et chercha la main du garçon.
Elle ne trouva rien.
Elle resta là, à contempler le ciel.
Le train emporta le garçon pour toujours. »

 
L’esprit est décousu, certainement le vent ou la poussière dans les yeux qui donne cette impression. Pourtant, tu es là, je ne sais toujours pas pourquoi, à lire, dans cette poussière, dans cette ambiance, au fin fonds de la pampa, attiré probablement par ce soleil couchant, ce comptoir esseulé derrière une gare où le train ne prend même plus le temps de s'arrêter ni même de traverser. Du temps tu en as, alors tu te poses, dans cet endroit que même la mer a désertée et tu observes une galerie de portraits, des indiens, des prostituées, des militaires, des vieux, des prisonniers et des clients du bordel. C’est cruel, c’est triste, c’est moite, c’est la Patagonie, tout en buvant une Quilmes. C’est ton truc la Quilmes, tu te prends ainsi pour un gaucho au visage buriné marqué par le vent et la lune, alors tu te poses « à l’ombre du loup », à l’ombre du soleil et tu savoures ce nulle part… ou pas… Souviens-toi du chemin qui t’a mené jusque-là, car l’ombre change à chaque heure, et le retour n’est plus possible comme un western des extrêmes. J’aime bien cette phrase éditoriale : "Ils connaissent peu de choses du monde, ils savent tout de la vie". Voilà l’esprit de la Patagonie.

« Jusqu’à ce qu’un vendredi de la Saint-Jean, le train prenne la fantaisie de ne plus revenir.
Et là, les pommiers commencèrent à se dessécher.
Et l’odeur de vieux.
Et les hennissements de faim des chevaux.
Alors,
dix ans passèrent.
Et le village de se consumer ;
et de retourner au néant : 
un tas de pierres et de fantômes à l’ombre des pierres et des fantômes de la prison.
Il semble que le petit Jésus n’ait jamais voulu se pencher sur le ciel de Cuatrocasas. Comme si ce qui s’était passé là ne l’intéressait pas. Il semble que personne n’ait été en grâce avec Jésus dans ces parages. Pas même les saints de l’église qui ont fini la tête fracassée sur le sol lorsqu’une tempête de neige renversa le clocher.
Je vous le dis.
Bar du Rail. Unique endroit du village pour jouer au solitaire avec les hannetons du comptoir.
Le reste,
un épais nuage de terre rouge
et les squelettes des animaux sous les pieds des quatre pelés qui s’entêtèrent à rester là.
»

 

« A l’ombre du loup », Eduardo Mignogna.
Traduction : Françoise Prébois.

En Amérique Latine avec Inngannmic et Goran







8 commentaires:

  1. Jouer au solitaire avec les hannetons du comptoir. Ecouter le glapissement du sanctuaire des loups marins. Voilà des activités typiquement patagoniennes. El Gato ne gâte rien, bien au contraire. Quand est-ce qu'ils te font citoyen d'honneur de Patagonie?

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  2. Très beau billet, qui donne envie d'aller se perdre dans ce coin de désert..

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  3. "Ils connaissent peu de choses du monde, ils savent tout de la vie."
    C'est fort, c'est imagé et je suppose qu'après lecture du livre cette phrase prend un sens encore plus grand qu'elle ne l'est déjà.
    Un western patagonien plein de poussière aride et de solitude. Ces nouvelles me semblent sacrément belles. Pour ne pas dire belles en sacrament (tout compte fait ça a plus de classe comme ça) ^^

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    1. la classe de la Patagonie, de la poussière et de la solitude. Des éléments qui mis ensemble donnent sacrément soif et qui justifient amplement qu'on finisse une bouteille de rhum pour se désaltérer de l'aridité de ma vie.

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  4. Merci encore l'ami pour ces récits baroques et abracadabrantesques issus de ces extrêmes, où les trains décident de cesser d'arriver, où les villages disparaissent sous la poussière, où les saints fréquentent les bordels, où les carnavals sont d'une belle tristesse. Gracias amigo. 🎸

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    1. J'espère que ça t'a un peu plu, cette plongée dans la poussière, là où il n'y a même plus une bière à boire... l'extrême...

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