A bord d'un mythe, billet en poche, balluchon chargé de vodka, je grimpe pour un long voyage, objectif Sibérie. Un air de Tchaïkovski se balade des hauts-parleurs de la gare, signe annonciateur du départ du Transsibérien. Installé dans le compartiment N° 6, je regarde à travers la crasse d'usure de la fenêtre, les derniers visages restés à quai. Je sais qu'après ce voyage, je serais transformé, on ne voyage pas dans un mythe sans conséquence. Vient s'asseoir dans ce compartiment, une jeune femme, pas un canon, ni une mocheté, simplement une femme avec son charme, une finlandaise même. Je me réjouis déjà de ce long tête-à-tête silencieux que me promet ce voyage. Le mythe du cornichon malossol.
Et au long de l'obscurité la nuit plaqua une aube rouge à la fenêtre. Une lune jaune balaya l'éclat de la dernière étoile, ouvrant la voie à un soleil de feu. Lentement toute la Sibérie blanchit. L'homme, en pantalon de survêtement bleu et chemise blanche, faisait des pompes entre les deux couchettes, la sueur au front, les yeux mal réveillés, la bouche sèche et malodorante, et dans le compartiment le poisseux relent de sommeil, la fenêtre sans souffle, les verres à thé muets sur la table, les miettes, par terre, réduites au silence. Une nouvelle journée s'ouvrait, avec ses forêts de bouleaux orangés sous le givre, ses pinèdes aux profondeurs peuplées d'animaux, ses tourbières moutonnant sous la neige fraîchement tombée, ses caleçons blancs aux jambes flottantes, ses pénis mous, ses founettes, ses counettes, ses chounettes, ses amples chemises de nuit à fleurs en flanelle, ses chaussettes de laine, ses châles, ses brosses à dents en bataille.
Quand un russe, vigoureux et bavard, s'installe dans ce même compartiment, je m’éclipse discrètement pour suivre ainsi leur voyage. Lui est rustre, en plus d'être foncièrement russe. Elle est timide et ne semble parler qu'intérieurement. Ils vont avoir des choses à se raconter et je pressens la cocasserie de leur discussion, car si au final, rien de commun ne semble rattacher ces deux personnages, j'imagine leur destin, le croisement de leurs pensées. Et ces dernières me font sourire, au rythme des cahots du train.
Lui ne pense qu'à boire de la vodka, et à lui en offrir, entre deux tasses de thé noir bien brûlant. Il parle, il parle, insatiable, il ne cesse de discourir sur sa vie, sur son pays, sur ses femmes. Ah oui, c'est un homme qui se dit viril, comme tout bon russe imbibé à la vodka, qui est fier d'être macho, comme tout bon russe après plusieurs verres de vodka. De fait, il parle de ses conquêtes, des femmes en général, des putes russes ou lituaniennes. Il pense au sexe, il pense à la vodka, il pense à la chagatte, il croque dans des cornichons malossols, il croquerait bien dans le sexe de sa voisine. Son sujet favori, le sexe. Il est cru, comme ses cornichons, imbibé autant de vinaigre que de vodka. Elle, difficile à savoir ce qu'elle ressent, vu qu'elle n'est pas très disserte sur ses sentiments, son discours intérieur s'épanche au rythme de la traversée de ces longues plaines enneigées.
Un heure plus tard, l'homme ouvrit une deuxième bouteille. Puis une troisième, la dernière. Il remplit son verre, mais au lieu de l'écluser cul sec, il n'en but qu'une gorgée. il posa la bouteille vide par terre.
"Je ne te flatte pas pour rien. C'est pourquoi je vous le dis franchement, chère compagne de voyage, vous pourriez me laisser vous baiser au moins une fois. Ce n'est pas ça qui vous userait la chagatte."
Un sourire timide passa sur son visage. La jeune femme se redressa, s'assit au bord de la couchette. Un océan de forêt enneigée s'étendait à l'infini, emplissant tout la paysage. Ses vagues moutonnaient jusqu'à l'horizon, descendaient dans les vallées, épousaient les pentes douces des collines. Entre deux versants serpentait une petite rivière. Une épaisse eau rouge coulait dans ses endroits les plus profonds, là où la glace avait fondu. L'homme jeta à la jeune femme un regard sagace, teinté de fierté.
"Allez, juste un peu..."
Et c'est ce qui me plaît dans ce voyage, la rencontre de deux personnages que tout oppose, en plus du voyage proposé, mythique je me répète. Et entre deux arrêts, nos deux voyageurs de bonne ou mauvaise fortune, s'aventureront dans les villages traversés à la découverte d'une taverne ou d'une babouchka, pour recharger ses stocks en cornichons ou en vodka. C'est un voyage dépaysement proposé par ces deux là, souvent insolite et prêtant à sourire. Il se veut contemplatif et répétitif. Il faut dire que le décor givré proposé est souvent le même dans ces plaines battus par le blizzard, les villes industrielles, minières ou pétrolifères, proposent toujours la même architecture datée de l'ère stalinienne, la même crasse le long des murs, les mêmes ivrognes congelés dans le caniveau.
La septième symphonie de Chostakovitch crachote des hauts-parleurs fatigués, le train va repartir il est temps que je remonte à bord, vite une bouteille de vodka achetée à la vieille babouchka au coin du quai, mon voyage n'est pas fini, comme le blizzard, fuck le blizzard.
Sur le quai, le brouillard glacé leur coupa le souffle, les obligeant à rester un long moment calmes et immobiles. Non loin d'eux, quelques chiens affamés jappaient, tout frétillants. La gare résonnait du brouhaha des hommes au travail et du tumulte des voyageurs, du grincement des locomotives, du fracas des wagons de marchandises, du cliquettement du fer, de jurons, de braillements et du rire irrépressible des vieilles femmes. Au milieu de cette soupe humaine, une babouchka agitant d'énormes moufles vendait un épais jus de pomme stocké dans de grandes bouteilles vertes.
A noter, grand prix du jury au Festival de Cannes 2021.
"Compartiment N°6", Rosa Liksom.
Traduction : Anne Colin du Terrail.
J'attendais un billet sur Charlie WATTS !! Tu es es retard Bibi ;-)
RépondreSupprimerpoint de retard... Je ne connais que la braguette de Mike Jagger sur Sticky Fingers, ça fait un peu juste pour faire un billet sur Charlie Watts.
SupprimerUn voyage à bord du Transsibérien, un jour, oui, il le faut. Le frette et le blizzard formant des critaux de givre sur les vitres embuées, voilà un décor qui me plait encore plus... Des rencontres de train, bavardes ou pas, c'est l’exotisme et le charme.
RépondreSupprimerBref, une auteure finlandaise, forcément j’ai une envie folle de la découvrir. Ces auteures scandinaves, je les ai dans la peau. La peau de mon cœur.
Fuck le bizzard!
Sur que dans c'train, il doit y avoir du frette et du blizzard... En plus de la vodka...
SupprimerPar contre va falloir ralentir le débit... C'est un train qui prend son temps, comme les silences qui l'entourent...
Est-ce qu'ils vont voir les pétroglyphes ?
RépondreSupprimerLa lenteur et lennui ne se ressentent pas dans ton beau texte.
Le film te plairait.
oui, ici aussi, le but de son voyage est avant tout d'aller voir ces pétroglyphes... même si ce n'est qu'à la toute fin du roman, et que le sujet est à peine abordé...
Supprimerle film m'a fait envie, mais comme son bouquin, sa lenteur et ses répétitions, je conçois également qu'il n'est pas tout public. je dois aimer l'ennui...