Drive my car,
prix du scénario,
Festival de Cannes 2021.
Lorsqu'il parlait avec la femme, son compagnon observait soigneusement son expression et son attitude, comme quelqu'un qui excelle à lire entre les lignes. Il y avait entre cet homme et cette femme une sorte de secret puissant qui les soudait l'un à l'autre, qu'eux seuls partageaient. Kino ne parvenait pas non à savoir s'ils venaient dans son bar avant ou après l'amour. Mais il était sûr que l'une ou l'autre hypothèse était juste. Ce qui était étonnant, cependant, c'est qu'aucun des deux ne fumait.Un soir où il pleuvait légèrement, la femme reviendrait seule dans son bar. Quand son compagnon à barbiche serait "loin". Kino le savait. Cette lueur dans ses yeux le lui disait. La femme s’assiérait au comptoir, boirait en silence quelques brandys, attendrait que Kino ferme le bar. Puis ils monteraient à l'étage, elle ôterait sa robe, exposerait son corps à la lumière, lui montrerait de nouvelles brûlures de cigarette. Après quoi, ils s'accoupleraient violemment, comme des animaux. Tout au long de la nuit, sans avoir le temps d'y penser, jusqu'à l'aube.
Un air des Beatles s'échappe de la voiture, une vieille cassette qui crachote encore quelques mélopée pop d'un autre temps. Drive my Car fredonne Paul McCartney. Elle conduit cette vieille voiture, fume cigarette sur cigarette, fenêtre ouverte. Lui, assis sur la banquette arrière, relit son texte, la pièce de théâtre qu'il est en train de jouer. Ça pourrait faire un grand film, avec en arrière-fond l'histoire de sa femme décédée il y a quelques années. Des années, des jours, peu importe, la perte n'a plus de temps, la vie s'est arrêtée.
Assis au comptoir d'un bar presque désert, de vieux disques de jazz tournent en boucle sur la platine. D'Art Tatum à Coleman Hawkins. J'enchaîne dans le noir enfumé, quelques bières, quelques whiskys, quelques romans. J'aime lire dans ces endroits-là, lire des histoires de bars et de silence. Et le bar de Kino me propose ce temps de recueillement, sur le souvenir des femmes perdues, celles qui vous quittent, volontairement ou pas. Parce que l'on ne se remet jamais du départ de l'évidence, cette femme qui occupe votre esprit jour et nuit. Alors, dans ce bar, où le jazz tourne, la vie s'arrête.
Dans son bar désert, Kino prenait plaisir à écouter autant de musique qu'il le désirait, à lire aussi longtemps qu'il le voulait. Comme un sol desséché pour qui la pluie est la bienvenue, il se laissait pénétrer par la solitude, le silence, l'isolement. Il écoutait souvent des disques d'Art Tatum, dont les pièces pour piano solo convenait parfaitement à son état d'esprit.
Des histoires d'hommes et de femmes, sous le regard des hommes sans femmes, mais des histoires où la femme est omniprésente, dans les pensées, dans les souvenirs, dans les fantômes, de ces hommes perdus au cœur déchiré, à l'âme brisé. Des femmes à la fois absentes et présentes. Et dans ces cas-là, un sentiment de solitude enivre le lecteur, dans le bar de Kino ou la profondeur du Kansaï, spleen et jazz, les mots se mêlent à la musique, la balade des maux, une bière.
Il est très facile de devenir des hommes sans femmes. On a juste besoin d'aimer profondément une femme et que celle-ci disparaisse ensuite. En général (comme vous le savez), elles auront astucieusement été emmenées par de robustes marins. Ils les auront enjôlées avec de belles paroles et entraînées en un tour de main jusqu'à Marseille ou jusqu'en Côte d'Ivoire. Nous ne pouvons presque rien faire face à cela. Il arrive aussi que les marins n'y soient pour rien, et qu'elles se suppriment volontairement. Face à cela aussi, nous sommes impuissants. Et les marins également.D'une manière ou d'une autre, vous voilà devenus des hommes sans femmes. En l'espace d'un instant. Et dès que vous êtes un homme sans femmes, les couleurs de la solitude vous pénètrent le corps. Comme du vin rouge renversé sur un tapis aux teintes claires. Si compétent que vous soyez en travaux ménagers, vous aurez un mal fou à enlever cette tache. Elle finira peut-être par pâlir avec le temps, mais au bout du compte elle demeurera là pour toujours, jusqu'à votre dernier souffle.
"Des Hommes sans Femmes", Haruki Murakami.
Traduction : Hélène Morita.
Comme il n'avait pas grand chose à faire, il s'assit sur un tabouret et mis un disque de Coleman Hawkins, le morceau : "Joshua Fit the Battle of Jericho". Il trouvait que le solo de Major Holley, à la contrebasse, était extraordinaire.
Bonjour le Bison, je suis allée voir Drive my car, un film qui m'a donné envie de lire le texte de Murakami. Le film est bien mais peut=être un peu long au début. Le prégénérique dure plus d'une demi heure. Bonne fin d'après-midi.
RépondreSupprimerPas vu le film. Il me tente bien mais je crois que je vais devoir attendre une sortie DVD...
SupprimerPour sa version littéraire de Murakami, juste une nouvelle d'une vingtaine de pages... Ça laisse de la place à l'imagination du réalisateur et du scénariste... Par contre, ce ne fut pas ma nouvelle préférée de ce recueil...
Aaaaah ce film !!! Il donne envie de partir sur les routes dans une Saab 900 rouge pour abolir le chagrin.
RépondreSupprimerJe n'ai jamais roulé dans une Saab 900. Ca doit être beau et émouvant...
SupprimerJe croyais que c'était ici qu'il fallait venir pour pleurer Charlie.
RépondreSupprimerTu peux pleurer où tu veux... Je n'ai pas eu trop le temps... et puis j'avoue, je ne suis pas un spécialiste des Rolling Stones. Je ne dois connaître que deux trois albums... c'est dire mon inculture...
SupprimerJe n'ai que 3 albums aussi mais quel groupe ! Ils approchent tous des 80 balais. Où va le pauvre monde ?
SupprimerPeut-être que si Mike Jagger...
SupprimerMurakami, que je l’aime lui... <3
RépondreSupprimerIl me faut y retourner, c’est chaque fois une plongée à la fois douce et vertigineuse, je m’y sens bien dans son univers unique. Oui, tu me donnes envie d’y retourner...
Et puis en te lisant, je suis revenue sans cesse à cette phrase si unique et vraie elle aussi : « ...la perte n'a plus de temps, la vie s'est arrêtée. »
Tout est dit...
J'aime prendre mon temps avec les grands auteurs... Je me dis que j'ai tout une vie pour les finir... sauf si...
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