"C'est à Moscou, dansant en pantalon court sur la scène d'un cabaret et buvant du champagne à discrétion, que je vécus les dix fameux jours qui bouleversèrent le monde ; autrement dit la prise du pouvoir par les bolcheviks.
Après la tournée en Ukraine, refroidis par la mine patibulaire des paysans, nous décidâmes de nous réfugier à Moscou. Si la campagne russe était peuplée de brutes capables de tout, il nous semblait impensable qu'une ville civilisée pût devenir le théâtre de grandes atrocités. En septembre et octobre 1917, la gaieté et l'insouciance y régnaient encore. Le gouvernement de Kerenski était extrêmement permissif ; les cabarets et les maisons de jeux avaient fleuri durant l'été. Pendant que l'argent y circulait allègrement, les miséreux attendaient aux portes des boulangeries. Mais les russes sont accoutumés à ce genre de contrastes."
C'est par le plus grand des hasards, comme seule la vie permet de rencontrer un danseur de flamenco ou le sourire d'une femme, que je me trouve là à errer dans les rues de Montmartre, d'Istanbul ou de Petrograd. A chaque fois, mes pérégrinations suivent le flots de mes fuites. S'échapper, pour éviter la première guerre, de la place du Tertre, se retrouver aux portes de l'Asie en pleine soulèvement turc avant enfin de poser mes chaussures de danseurs de flamenco au pays des soviets. Et là encore, c'était sans compter sur cette grande machine du temps qui compose l'Histoire. Être là au mauvais moment dans le mauvais endroit.
Et être à Petrograd en octobre 1917 ne fut donc pas de tout repos, pour l'âme, pour la conscience, pour la peur. Alors que les mitraillettes pétaradent dans les ruelles où les corps s'entassent, dans les caniveaux s'écoulent le sang rouge d'une révolution bolchevik. Du rouge, vif, carmin, noir. Du sang. Que de morts, de massacres, aveugles ou vengeurs. Dans les deux camps. Les rouges contre les blancs. Les blancs contre les rouges. Comme un jeu d'échec. Les villes, à force de sang coulé, deviennent rouge puis repassent blanche, redeviennent rouge... Ainsi va l'époque en Russie. Et au milieu de tout ça, tourne le jeu de Juan Martinez qui danseur de flamenco ou croupier de casino, tente de survivre entre quelques coupes de champagne et effeuilleuses pour nuits russes et bourgeoises.
Je n'ai pas l'habitude de tutoyer l'Histoire, préférant souvent la géographie des histoires et des mots, et pourtant quel grand moment j'ai vécu de Petrograd à Kiev, de Kiev à Odessa, fuyant la boucherie d'une guerre, un roman passionnant, cette révolution russe vécue de l'intérieur par un danseur de flamenco. Un roman riche, en histoires et en rebondissants comme malheureusement en massacres. Petit aparté : mieux aurait valu que coule à flot la vodka blanche plutôt que le sang rouge, la philosophie vue d'un passionné d'alcool. J'en frémis, j'en souris même si je n'ai pas le sourire d'une danseuse de flamenco ou d'une andalouse.
"L'hiver avait été effroyable, et la fonte des neiges révéla l'étendue du désastre : sous les rayons du soleil, apparut la pourriture. Tout au long de l'hiver, les victimes du typhus avaient été abandonnées dans le caniveau par leurs propres familles ; aussitôt, les petits vagabonds couraient les dévêtir ; puis la neige tombait, recouvrant les cadavres d'un immense suaire. Au printemps, les morts fleurirent dans les rues d'Odessa. Des rigoles couraient aux abords de nombreuses maisons ; avec le dégel, les eaux s'écoulaient sur les charognes pourrissantes."
"Le Double Jeu de Juan Martinez", Manuel Chaves Nogales.
Traduction : Catherine Vasseur.
Sur cet air de flamenco, j'en profite pour souhaiter,
dans les silences de trois guitares,
un joyeux anniversaire
aux andalouses et danseuses de flamenco,
'lune ne va pas sans l'autre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire