Attablé au bar du Gros Temps, j'ai commandé une salade de homard en guise de dîner. La serveuse, une fille qui n'a vu de ses yeux gris que l'horizon proposé du rivage de Terre-Neuve, m’amène ma bière, bien fraîche. Les portes claquent, les volets cognent, la lumière s'affaiblit par instant, une énième tempête. Je n'ose même pas proposé mon regard à la vitre, je sais que je n'y verrais rien. Que de la brume sur cette terre abandonné où autrefois vécurent des vikings et des inuits. Une brume de lait. Alors autant regarder le fond de mon verre, et ainsi ne plus penser à la vie. Putain de blizzard qui se lève aux aurores et qui semble jamais ne se fatiguer sur cette lande entre terre et mer. Dans le temps, les voyageurs pouvaient s'émerveiller de voir une baleine au loin, un soupir de désespoir ou d'exaspération qui s'élève de l'océan, ou un phoque allongé sur un morceau de glace qui dérive lentement, le long de l'horizon, une virgule noire sur un banc blanc. Je feuillette le journal local, L'Eider Cancaneur, savourant ainsi ces cancans éloignés.
"Finalement
le bout du monde, sauvage, posé au bord de l'abîme. Aucune trace
humaine, rien, ni navire, ni avion, ni animal, ni oiseau, pas un
flotteur de casier bouchonnant sur l'eau, pas une bouée. L'impression
d'être seul sur la planète. L'immensité du ciel se rua vers lui et
instinctivement il leva les mains pour s'en protéger. Des déferlantes
diaphanes, murailles vert sombre de dix mètres de haut, venaient
s'écraser sur la roche, répandant un lac bouillonnant de lait crémeux.
Même à trente mètres au-dessus de la mer, le sel des embruns lui piquait
les yeux et perlait son visage et son blouson de fines gouttelettes."
A la une, les accidents de voiture. Le rédac' en chef semble avoir un point d'honneur à mettre à l'honneur les accidents de la route, photos à l'appui. A défaut les accidents de bateaux, ou de motos-neige. Difficile à supporter, j'ai envie de tourner la page rapidement, mes doigts fébriles devant l'horreur d'une carcasse en feu tentent d'attraper mon verre de bière, sans en renverser la moindre goutte. Mission accomplie. J'ose tourner la page, d'autres carcasses en photos, des phoques chassés, des baleines échouées. C'est la vie et la mort en territoire hostile. Bien sûr, des tas d'annonces, signe d'un journal en pleine expansion, alors que la vie semble s'éteindre à petits feux ici. En dernière page le bulletin météorologique. Primordial, pour les pécheurs, ou simplement pour aller au boulot. Savoir si l'on prend la route ou la mer, ou si l'on reste calfeutré chez toi, avec sa bouteille de rhum, pendant que les vents remuent terre et cieux. Puis le mouvements des bateaux, ceux qui sont arrivés dans la baie, ceux qui en partent, ceux qui échouent, avaries matérielles, comme moi ici.
"Ces eaux, songea Quoyle, hantées par les navires engloutis, les pêcheurs, les navigateurs aspirés dans des gouffres marins aussi noirs qu’une gueule de chien. Hurlant dans le bouillon salé. Et les Vikings poussés par les vents furieux, se guidant dans la brume à la lueur des aventurines. Les Inuit dans leurs esquifs de peau, soufflant, ahanant, les poumons emplis d'air froid, plongeant leurs pagaies gelées, les embruns qui se transforment en glace, un dos lisse qui se dresse, les bouscule, le bateau éventré, coulant en spirale. Icebergs millénaires arrachés aux glaciers, lugubres, silencieux hormis les vagues qui viennent se briser sur leurs flancs, l'écho trompeur du rivage alors qu'il n'y a pas de rivage. Sirènes de brume, détonations assourdies le long de la côte. La glace qui soude la terre à la mer. Nuages diaprés par le reflet des trous d'eau dans les mers de glace. La réverbération qui efface les distances, les dimensions, soumet les sens au mirage et à l'illusion. Un endroit unique."
Le Bar du Gros temps ferme ses portes, ses volets, ses lumières. Il est donc l'heure de rentrer chez soi, mais où est-ce chez moi, dans quelle cabane je vis, oublié par les bières de Terre-Neuve mon refuge. J'erre sur cette terre, de blanc glacée, une dernière danse dans le ciel semblent chanter albatros et lagopèdes à queue blanche. Guidée par la lune d'un bleu immaculée, j'échoue sur le rivage comme une grosse baleine en mal d'amour, ou un ivrogne en mal de caniveaux. En quelques pages, j'ai senti que cette terre était pour moi, belle et silencieuse, comme je les aime. Une ode à Terre-Neuve, brumeuse et enneigée. Des récifs sous l'eau ridée, une terre pour s'y abandonner.
"Nœuds & Dénouement", Annie Proulx.
Traduction : Anne Damour.
Boire un whisly au bar du Gros Temps, lire L'Eider Cancaneur, Terre-Neuve, tout ça me plairait bien et ça me fait penser au Capitaine Achab et à Moby Dick. Promis, je le lis celui-là, et rapidement. Et puis tu as retrouvé Ange. Ca c'est une fameuse surprise.
RépondreSupprimerOui, il te plairait bien ce bouquin qui parle de mer de solitude et de blizzard... Je ne sais pas si je devrais mentionné son adaptation cinématographique, le film de Lasse Hallström ne semble pas des plus réussi...
SupprimerEt pour Ange, de temps en temps, j'arrive à les retrouver sur une vidéo, par ci par là, même si je suis loin de connaitre leur carrière depuis les années 70...
Ca y est. Je l'ai acheté. Quant au film, jamais entendu parler.
SupprimerBonne lecture alors, le film est voué quand à lui à rester dans la poussière...
SupprimerOh c'est elle qui a écrit Brokeback mountain. J'avais adoré le style. Et l'histoire bien sûr.
RépondreSupprimerLe chant des baleines c'est merveilleux.
Oui, la même Annie Proulx qui a écrit Brockback Mountain, et qui a vécu quelques années (ou quelques vacances) à Terre-Neuve... Mais toi par contre, tu dois avoir vu le film de Lasse Hallström, "Terre-Neuve" dont l'intérêt semble être uniquement le casting, Kevin Spacey, Julianne Moore, Judi Dench et Cate Blanchett... Même les paysages semblent ratés et ennuyeux, alors que dans le livre cela apparait d'une beauté majestueuse...
SupprimerEffectivement casting de folie pour le Terre Neuve de cinéma mais aucun souvenir précis. Pas de quoi se précipiter.
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