jeudi 10 août 2023

Cinq pesos la bière, cinq pesos l’histoire


 « La nuit venait de tomber et j’avais encore plusieurs heures de route à faire. Je me méfie des relais, ils sont à l'écart de tout, mais j’avais besoin de repos et de boire quelque chose pour me réveiller. L'éclairage intérieur de l'établissement créait une ambiance plutôt chaleureuse et trois voitures stationnaient devant les baies vitrées, ce qui m'a davantage mis en confiance. Il n'y avait pas beaucoup de monde : un jeune couple qui mangeait des hamburgers, un type de dos au fond de la salle, un homme plus âgé au bar. Je me suis assis à côté de lui, le genre de réaction qu'on peut avoir lorsqu'on a trop voyagé ou qu'on n'a pas parlé à quelqu'un depuis longtemps. J'ai commandé une bière. Le barman, un gros homme, se déplaçait lentement. 
- C'est cinq pesos, a-t-il annoncé. 
J'ai réglé, il m'a servi. Cela faisait des heures que je rêvais d'une bière et celle-ci était bonne. Le vieux semblait absorbé par son verre ou par ce qu’il y voyait.
- Vous lui payez une bière et il vous raconte une histoire, m’a dit le gros en désignant le vieil homme. »

Cinq pesos la bière, cinq pesos l’histoire. J’y trouve mon compte. J’aime bien qu’on me raconte des histoires en buvant une bière. Surtout quand la poussière sèche me brûle la gorge et que je me retrouve perdu au milieu de la pampa. Alors des histoires, ça vous divertit un homme devant sa pinte, surtout quand cela flirte, en plus de la serveuse, avec Borges ou Bioy Casares. D’ailleurs, je me suis toujours promis de les lire un jour avant ma fin. 

Alors le vieux brise le silence, regarde son verre presque vide, la mousse laissant quelques traces sur les parois de son verre, comme les stigmates d’une limace sur un carrelage propre et brillant. Il commence par cette jeune fille qui dépérit jusqu’à ce qu’elle découvre que manger des oiseaux vivants la ressource. Beurk, je recommande une bière, pour moi et pour le vieux, histoire de faire passer le goût de plumes dans la bouche. 

Il enchaîne alors avec cet homme qui tue sa femme, met son corps dans une valise et file avec chez son médecin. Je te laisse le soin de découvrir le cynisme du médecin ou plutôt de la société. Mais là encore, je croise le regarde de la serveuse, le sourire de la pampa sur son visage bronzée par le sel et le soleil. Elle revient avec deux bières. Bien vu ma jolie, le vieux pourra ainsi continuer son recueil d’histoires, toujours inquiétantes, parfois fantastiques, souvent insolites. La vie dans la steppe n’est pas simple. En regardant par la fenêtre, dans l’obscurité plane de la campagne, je n’y vois que désillusion. J’ai besoin d’aller aux toilettes. Trop de bières…

En marchant jusqu’au fond de la cour, je repense à ce que disait ma mère : « Si tu cognes fort la tête de quelqu’un contre l’asphalte, il est probable que tu finiras par le blesser. » C’est pas faux. Je retourne au comptoir, le vieux s’est endormi, à même son tabouret. Je n’ai plus qu’à attendre le prochain train pour la civilisation. S’il décide de s’arrêter à cette gare portée par le vent et recouverte de toute la poussière de l’Argentine. Je reviendrais par ici, par curiosité, avec cinq pesos ou plus.   

« Il revient dans la chambre avec une valise. Résistante, en cuir marron, elle a quatre roulettes et sa poignée se déplie élégamment à hauteur des genoux. II ne regrette pas son geste, pense que les coups de couteau qu'il a donnés à sa femme sont justifiés et que s'il restait un souffle de vie dans ce corps il n'hésiterait pas à finir son travail sans en éprouver de culpabilité. Ce que sait Benavides, parce que la vie est ainsi faite, c’est que peu de gens comprendraient les raisons de son crime. Il décide alors de faire la chose suivante : éviter que le sang coule à flots en enveloppant le corps de sacs-poubelle. Ouvrir la valise près du lit et, malgré tous les efforts requis pour plier le corps d'une femme morte après vingt-neuf ans de vie commune, le pousser vers le bas et le laisser choir dans la valise, puis tasser sans tendresse les chairs débordantes dans les espaces vides afin de loger le cadavre à l'intérieur. Enfin, plus par souci d'hygiène que par précaution, enlever les draps ensanglantés et les glisser dans la machine à laver. Entouré de cuir, hissé sur quatre roulettes qui à présent s'affaissent, le corps de sa femme ne s'est pas allégé. Malgré sa petite taille, Benavides doit se pencher légèrement pour atteindre la poignée dans une posture peu avantageuse, aussi bien d'un point de vue esthétique que pratique, et peu propice à accélérer les choses. Mais comme c'est un à a homme organisé, quelques heures plus tard il est dans la rue et se dirige à petits pas, sa valise derrière lui, vers la maison du docteur Corrales. »

« Des Oiseaux Plein la Bouche », Samanta Schweblin.
Traduction : Isabelle Gugnon.




4 commentaires:

  1. Oh la la, ça m'a l'air d'être quelque chose cette pampa cruelle et sanguinolente. J'aime beaucoup l'écho avec la chanson de Eels. J'aime beaucoup ce mec. Grand songwriter.
    A bientôt.

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    1. J'aime beaucoup également ce gars-là. Fidèle depuis des années, sa voix me bouscule...

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  2. Des oiseaux plein la bouche, quelle drôle d'idée !!! Très chouette le EELS. J'aime les chansons dépressives.

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