lundi 23 octobre 2017

Notes de Comptoir

Accoudé seul au comptoir d’un bar, lumières tamisées, néons qui clignotent, un barman qui prend des notes, notes pour un roman, futur roman sur les poivrots, ivrognes, paumés de Los Angeles. La nuit, tout est différent, surtout dans un bar où la consommation d’alcool se déverse en un flot de chapitres courts comme autant de minuscules nouvelles sur mon thème de prédilection. Une bière, un whisky. Pour commencer la soirée, avant de tourner la première page de ces épatantes « ablutions » alcooliques. Parce qu’il s’agit avant tout de purifier ton âme et  mon âme !

Outre ce barman qui prend des notes, notes pour un roman, je croise les regards d’autres poivrots, cet absence de pétillement dans les yeux, ce sentiment de honte dans le regard. Des videurs, le regard vide sur toi dans le genre je me fous de toi du moment que tu ne gerbes pas sur mes mocassins noirs. Des fourgues, venus écouler leurs pilules de drogue, hey l’ami moi je carbure à l’aspirine tu n’as pas le modèle générique à me revendre. Ma femme, le regard humide où se mélangent des sentiments comme la colère, la tristesse et le dépit. Des nanas, qui boivent, seules ou accompagnées, qui écoutent là elles sont seules, qui dansent une ficelle dans le cul ou le cul à l’air là elles sont regardés par des dizaines de paires d’yeux à la limite de la lubricité… Bref, de beaux portraits de notre société à lire et à lubrifier.

« Il te jette un torchon au visage et t’indique le chemin des toilettes. « Nettoie tout ça », ordonne-t-il. Il est furieux mais tu ne tentes ni de t’excuser ni de manifester le moindre repentir ; contournant la queue, tu pénètres dans les toilettes pour hommes où tu trouves un gros tas d’excréments déposé sur la lunette des cabinets. Bien qu’il s’agisse là de ce que tu redoutes le plus dans ton travail, tu ne soupires même pas mais te saisis d’une poignée de serviettes en papier et, retenant ton souffle, ramasse le tas afin de le déposer doucement dans la cuvette bouchée et sur le point de déborder, mais il est trop lourd et tu le laisses tomber dans l’eau sale. Des éclaboussures jaillissent en te mouillant les cuisses, tu inhales l’odeur et tu vomis instantanément comme un extincteur, sur la lunette, la chasse d’eau et une partie du sol. Simon est debout derrière toi. « Faudra que tu nettoie la gerbe aussi, mon pote, dit-il. C’est comme ça. »


Ce livre détonnant que dénoterai pas un Charles Bukowski dans ses nuits sobres me plonge dans cet univers de papillons de nuit où volent de comptoir en comptoir les verres de bières et de whisky jusqu’au bout. Au bout du zinc, au bout de la nuit, ou avant si le type s’effondre de son tabouret. Le ramasser et le jeter dans le caniveau comme on balancerait un cadavre à la mer. Ce type, qui pourquoi pas pourrait être moi, ne sait plus quoi faire dans sa putain de vie ; alors il va sous une autre lumière, celle d’un autre néon, vert celui-là, et commande un autre verre. Qu’on lui sert bien sûr. Le barman est toujours souriant, aimable, mondain quand il s’agit de verser un verre et de faire tinter la sonnerie de la caisse enregistreuse. Et je ne te parle pas de la barmaid. Celle-là, tabarnac, elle est canon avec sa big paires de Joes. Comme une envie de croiser son regard, de la frencher même, de la fourrer carrément.

« Chaque matin tu te réveilles en te demandant à quel point tu vas avoir la gueule de bois. Tu es à moitié endormi ou à moitié saoul ou les deux et de prime abord tu n’arrives pas à évaluer ta propre souffrance et tu lèves la main et te demandes, comment cette main se sent-elle ? Et le bras, et l’épaule, et la poitrine, et le torse ? Tes jambes sont-elles endolories ou fatiguées ? Sur une échelle de un à dix (un correspondant à une pichenette du doigt sur ta tête, dix, à la mort), quelle est l’intensité de ta douleur du niveau de la nuque jusqu’au sommet du crâne ? Tu clignes des yeux pour tester leur sensibilité à la lumière, tends le cou pour faire craquer tes cervicales et la pesanteur comprime ton cerveau gonflé et déshydraté et tu t’auscultes le corps à la recherche de douleur ou de sensibilité. Tu es ton propre médecin, attentionné mais déconnecté au bout du compte.
Ta femme pénètre dans la chambre et tu te redresses dans le lit pour la saluer, et ce mouvement soudain révèle une gueule de bois spectaculaire et des douleurs considérables. Ton corps vibre et ton sang donne l’impression de couler à contre-courant et tu l’entends qui bouillonne et tu essaies de décrire intérieurement le son qu’il fait : un jouet à moteur submergé dans l’eau. Les hélices d’un avion qui vrombissent dans le ciel. L’avion est caché dans les nuages. Il est à une vingtaine de kilomètres de là.Ta femme plie et déplie les draps. Elle te demande comment tu te sens et tu prononces le mot super. Elle te dit que tu avais l’air saoul la veille, que tu chantais, et tu lui dis que tu n’étais pas saoul, mais joyeux. Elle t’a entendu tomber dans la salle de bains, ajoute-t-elle, et tu prétends avoir glissé sur une chaussette. Ce n’était pas une chaussette à toi mais à elle et tu aurais pu perdre connaissance. Te tuer. Ta femme ne trouve rien à répondre, elle soupire… »

Les effluves d’alcool m’égarent. Un dernier verre avant de gerber. Gerber une vie, ma philosophie. Et ces vies sont savoureuses quand elles dérivent, quand elles accumulent des flaques de vomis dans des chiottes couvertes de merdes. Rien qu’à cette idée, j’ai la bile qui me renverse les tripes. Tiens, je devrais moi aussi écrire mes délires utopiques d’une vie à boire seul ma bière. Mais je n’aurais pas le talent de Patrick DeWitt pour fleurir ces états d’âme d’une telle poésie, ni même sa passion pour le Jameson qu’au final je ne trouve pas aussi exceptionnel (il a la couleur de l’or mais son goût se rapproche d’un Canada Dry, hommage à l’auteur canadien ; d’ailleurs est-ce qu’il y a du Canada Dry au Canada ?). D’ailleurs qui ça intéresserait ces histoires de poivrots. A part, peut-être d’autres poivrots, mais ceux-là ont autre chose à foutre que de me lire. Probablement que si je ne les vois pas accoudés au zinc, c’est qu’ils sont aux chiottes, la tête dans la cuvette, la gerbe aux lèvres. Bienvenue dans mon monde de poésie.  

« Le bar s’est rempli et la jolie barmaid n’a guère le temps de discuter, mais après ton cinquième verre elle sait que tu as menti en disant n’avoir jamais touché au whisky, et dès qu’elle a un moment elle revient vers toi, les bras croisés sur la poitrine et l’air faussement consternée, et tu lèves la main en signe de repentance et tu lui proposes de lui payer un verre pour faire la paix, mais elle dit qu’elle ne peut pas boire pendant son service, et désigne du doigt une vieille caméra fixée au plafond au-dessus de sa tête. Tu lui demandes alors à quelle heure elle finit, elle te dit six heures, et tu lui fais part du plan que tu viens d’élaborer, et qui est le suivant : tu vas retourner à ton hôtel pour prendre un bain et te faire beau, et à la fin de son service tu reviendras, et si elle veut bien vous partirez bras dessus, bras dessous au rodéo, où vous pousserez des cris à la vue des clowns déprimants et pas comiques, des taureaux torturés et fous de haine et des pitoyables losers artisans du lasso, et vous boirez sans crainte des caméras hors servie ou qui n’ont à coup sûr pas de film dedans, et puis, verre après verre, vous pourrez continuer tranquilles, seuls dans une chambre quelque part sans personne pour vous interrompre avec les mensonges de sa vie et autres haleines fétides ou chaussures de lutin bizarres, et puis après, et après… ta phrase reste en suspens et la jolie barmaid sourit timidement, t’apporte un autre whisky, se sert une eau gazeuse et vous trinquez, et vous buvez. »


« Ablutions », Patrick DeWitt.


Accoudé au comptoir, je ferme les yeux.

Une bière, un whiskey.
Une musique sort de mon verre.
Une musique à écouter seul.
Seul au comptoir d'un bar.
Je bois.
Gov't Mule distille son rock.
Un rock sudiste,
blues du pauvre type qui boit seul sa bière assis sur un tabouret,
la serveuse aux gros seins ne le regarde même pas,
invisible dans cette vie.
Heureusement, il lui reste son verre et sa musique pour combler 
le silence intérieur de sa taverne.




13 commentaires:

  1. Je suis plutôt un Northern man mais le Southern rock de Gov't Mule me sied tout à fait. Le Jameson aussi d'ailleurs.

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    1. Ha... Voilà encore un citadin qui veut pas salir ses mocassins dans la bouse du Sud ! ;-)) Du genre à préférer la guitare de Bob Dylan à celle de Warren Haynes :-) Trop bouseux le rock sudiste... Heureusement que le gars du folk, je le connais, et que je sais qu'il accepterait volontiers de partager ma bouteille de Jameson, en grand connaisseur de la littérature irlandaise...

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  2. 'Il faudra rester tout seul
    Dans la tristesse d'un linceul
    Sans une fille pour la nuit
    Sans une goutte de whisky'
    @La tienne Bison ..

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    1. Hou la la... Pas vraiment mon répertoire, ni même celui de Gov't Mule, mais jolies paroles, j'avoue...

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  3. Un futur roman sur les poivrots, voilà qui me semble prometteur… (Goran : https://deslivresetdesfilms.com)

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  4. Un monde de poésie où règne des ivrognes, des paumés, des âmes esseulées, des culs à l’air (« la ficelle dans le cul » tu veux dire dans « craque »? ^^), des big Joes d’ogives nucléaires au vent, des barmaids qui s’enfilent une touche de rhum dans le Canada Dry, jus d’ananas, p’tit punch d’une nuit solitaire... Oui, un monde de poésie, la vraie vie, et moi je ferme les yeux pour méditer cette prose que je lis et relis :-*... une bière, un whisky........ une Chambly?
    Tabarnak de billet, du grand Bison inspiré par deWitt, Gov't Mule, son Jameson et la ficelle dans craque d'la barmaid... <3

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    1. Tu as l'air de t'y connaître en cocktail exotique. Moi, j'ai l'habitude de prendre mon rhum à sec. D'ailleurs, je prends tout à sec, même si ça fait mal, comme le Chablis...

      Je ne sais pas si il y a de l'inspiration dans cette poésie entachée de vomis, mais sûr que la mule sudiste, ça me donne envie de retirer la ficelle dans craque d'la barmaid avec les dents ! :-))

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    2. "C'est parce que ça fait mal que ça fait du bien"... ^^ ^^

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  5. Difficile de commenter un livre non lu et des breuvages non bus. Moi je suis avec Anne Bronte et sa Dame de Wildfell Hall. Pas la même cuvée:-)
    Mais ton incipit m'évoque la merveille de Leo : accoudé au comptoir devant la bière allemande... quand je nous y revois des fois je me demande, si les copains de ces temps là vivaient parfois... (ou quelque chose d'approchant).

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    1. Allemande ou autre, je me revois toujours accoudé à un comptoir...

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  6. Quand on boit du lait fraise, on vomit aussi, parfois... ^^

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    1. C'est pour cette raison que j'ai arrêté il y a une quarantaine d'année la fraise...

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