mardi 21 janvier 2020

L'Innocence de l'Aube

Une petite fille, mignonne comme tout, le teint blanc et slave, un matin comme tant d'autres, un jour de rentrée des classes. Le sourire et la joie de vivre respirent de chacun de ses petits pas. Elle discute de tout et de rien, d'hier ou de la semaine dernière, sur un chemin caillouteux quelques touffes d'herbes éprises de rosée, avec sa meilleure copine, comme deux pipelettes qui ne se sont pas vues depuis la veille. Derrière, le grand-père ferme la marche, à son allure, une allure de grand-père. Elles rentrent toutes deux dans le gymnase, habillées comme deux princesses des steppes, rubans dans les cheveux. J'ai soif, et je te dis qu'il va m'en falloir un peu plus qu'une gamine aussi jolie soit-elle dans l'enceinte de son école pour m'émouvoir. J'ai chaud. Elle semble avoir oublié son grand-père, mais il connait la route et il la rejoindra dans quelques minutes, le souffle toujours un peu plus court chaque jour.

Bien que j'ai passé l'âge de lire des histoires de princesses – même de la taïga - ou de petites filles, je suis pris dans l'histoire, la petite dans la grande. Dois-je y mettre une majuscule ou n'est-ce qu'un fait tragique de l'humanité ? L'émotion arrive lentement en moi, comme cette bière salvatrice qui s'écoule tout aussi lentement en moi. Elle a soif, moi aussi. Le roman commence par un poème de Rimbaud, un truc sur l'enfance du genre « au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir...il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse. Le roman finit ainsi : à Beslan, en Ossétie du Nord, dans la Fédération de Russie, le 3 septembre 2004, trois cent trente et une personnes, dont cent quatre-vingt-six enfants, ont trouvé la mort au terme d'une prise d'otages qui les a tenues emprisonnées trois jours durant, sans eau, dans un gymnase surchauffé. Tam ta tam,

Tam ta tam



J'ouvre les yeux, rien n'a changé. Puanteur et chaleur. Sont dans un bateau. Personne ne tombe à l'eau. A l'au-delà. A l'eau de la fontaine. Croquemitaine.

Si j'avais encore des larmes, j'en ferais un ruisseau, comme Alice. Une mer, un océan, tous les océans de la planète réunie. Et je me noierais dedans en faisant exprès, en battant des mains pour m'enfoncer, m'enfoncer dans l'eau et y rester. Toujours. De mes larmes je vois ai abreuvés, Sans dormir la nuit, Sans dormir le jour.

Des bruits sourds et répétitifs qui parviennent aux oreilles de la petite fille. Ni l'orage, ni le pêt d'un grand-père... Détonations successives, des cris et un moment de stupeur entrent dans le gymnase. Des hommes et des femmes en cagoule, des kalachnikov entre leurs mains. Tout le monde s'assoit sur le parterre de béton. L'attente. L'air, qui devient de plus en plus irrespirable. La chaleur qui devient de plus en plus étouffante. Il fait soif, il fait chaud. Je me reprends un shot de vodka, Anushka ne rêve que d'une goutte d'eau ; elle serait prête à traverser la Sibérie pour ramener, juste une cuillère d'eau du lac Baïkal qu'elle tiendrait avec tant d'attention qu'elle aurait une démarche de grand-père. D'ailleurs où est-il ? Elle espère simplement qu'il n'a pas réussi à atteindre l'école avant ce Tam ta tam,

Tam ta tam

Un roman poétique sur un acte terroriste. Terrible, terrifiant. Terre, je tremble pour cette petite fille, cette Anushka au ruban défait dans les cheveux. Je souffre, je souffle un brin d'air, même chargé de mon haleine de vodka, pour lui apporter ce vent de fraicheur et d'oubli. Une abeille s'échoue sur son genou. Que fait-elle ainsi, ici, si frêle. Si fatiguée. Même épuisée, elle ose se lever, quitte à marcher sur une jambe, entre les pas des mourants pour s'approcher d'une fenêtre et la libérer. Si elle pouvait s'envoler...

Le soleil darde, le puits tarde, la chaleur soûle, la sueur coule. Combien de temps a passé, grain à grain, sans arrêt, le sablier cassé. Longtemps. "Non, Petit Frère, ne bois pas cette eau, tu deviendras un chevreau."

Combien de temps a passé, pied à pied, sans arrêt, la plage effacée. Chaque pas, enfoncé. Que cela, à s'en-fon-cer. Sans-foncer. Se-forcer. A-rester. Ici. Là. Maintenant. Combien. Qui, que, quoi, dont où. Cailloux. Grevillon. Sable. "Non, Petit Frère, ne bois pas cette eau, tu deviendras un chevreau." Tête, crâne, trou, A sec. Sécheresse. Excès.

Longtemps, longtemps, longtemps.

« L’incertitude de l'aube », Sophie Van der Linden.


10 commentaires:

  1. Salut le Bison,
    Encore une joyeuseté, ce roman dont tu nous parles aujourd'hui !
    Toutefois, je m y plongerais bien car cela m intrigue de voir des adjectifs tels que "poetique" et "terroriste" associés. Car je lis bien qu il s agit d un "roman poétique sur un acte terroriste".
    Moi aussi, j ai envie de faire la connaissance d Anushka...
    Mais pour moi, un shot d eau fera l affaire, si je dois rester 3 jours dans un gymnase...

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    1. Je ne suis que joyeuseté dans la vie, c'est bien connu !

      Une fable étonnante que d'allier l'innocence d'une toute jeune fille à un acte de barbarisme aveugle qu'est le terrorisme.

      Par contre l'eau est interdite ici...

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  2. "Je souffre, je souffle un brin d'air, même chargé de mon haleine de vodka, pour lui apporter ce vent de fraicheur et d'oubli."

    Comme je le dis toujours : Quel poète ce Bison !

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    1. bah, c'est juste une histoire de vodka... J'ai dû trouver cette phrase belle à mon second shot...

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  3. L eau est interdite ! Et un cappuccino double chantilly avec un soupçon de caramel ?
    Ou bien il me faudra quitter cette prairie...

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    1. si tu mets quelques gouttes d'irish whiskey dans ton cappuccino double...

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  4. De "l'incertitude" à "l'innocence" de l'aube, il faut forcément boire la bouteille de vodka jusqu'à la dernière goutte pour supporter le regard de cette petite fille, même dans l'image que l'on se fait d'elle, quand on ferme les yeux.
    Crisse que le monde est pas beau parfois... !

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    1. sûr qu'il faut finir les bouteilles de vodka pour oublier ce monde-ci...

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  5. Réponses
    1. à déguster poétiquement avec quelques shots de vodka

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