dimanche 23 janvier 2022

Tigre et Bison

  « Des bouts d'os de bisons, elles en ont vu le long de la piste, mais jamais en entier. Au fil des ans, les voyageurs ont brandi maillets et couteaux, ennui et besoin, prenant ce qui était facile à trouver pour faire du feu, ou des piquets de tentes, ou pour sculpter à leurs heures perdues. Ce squelette-là n'a pas été touché. Les orbites scintillent - un jeu d'ombres. Sam pourrait marcher dans la cage thoracique intacte sans se baisser.
Lucy imagine les os habillés de poils et de chair, l'animal debout. Ba prétendait que ces géants parcouraient jadis les collines, et les montagnes, et les plaines au-delà. Trois fois plus grands que n'importe quel homme, et néanmoins d'une douceur inimaginable. Un fleuve constant de bisons, disait Ba. Lucy laisse cette image ancienne l'inonder.
»

  Du temps de la ruée vers l'or, Lucy et Sam, deux gamines d'origine chinoise se retrouvent livrées à elle-même. Ma est partie il y a bien longtemps. Ba vient de mourir. D'ailleurs, il est dans la charrette, sa chair commence à couler, ses os à se briser. Les deux fillettes errent dans cette poussière, afin de trouver le bon endroit pour enterrer leur père, laisser son âme se reposer. Trouver enfin son « chez-soi ».

  Sombre et noire, comme la nuit, comme la violence et la racisme des hommes. Lumineux et magnifique, comme le soleil qui pare d'or cette colline. Saisissant et magique, comme ce vieux bison qui erre dans les esprits de ces lieux. Elles n'ont pas leur place dans la poussière de l'Ouest, ou de l'Est suivant d'où l'on vient, là où des os de bisons se retrouvent à nus par le temps, le vent. Bien que nées ici, elles sont d'ailleurs, de l'autre côté de l'océan, le pays de Ma. Elles restent des émigrées chinoises dans la nuit hors-la-loi. 

« Un jour qu'elles chevauchent, tout à coup la lumière disparaît à moitié. Elles lèvent les yeux à travers la pénombre. Il est là. Comme si un pan des collines avait bougé, s'était rapproché. L'une ou l'autre respire-t-elle ? Même le vent s'arrête. Vieille créature avec sa fourrure devenue blonde aux extrémités, corps brun frangé d'or. Ses sabots sont plus larges que la main de Lucy. Elle lève la sienne pour comparer. La maintient en l'air pour saluer. Puis le bison bouge, lâche son doux souffle d'herbe, et son poil effleure la paume de Lucy. A ses côtés, Sam lève aussi une main. Le bison passe et repart se fondre dans les collines qui ont sa couleur et sa forme. Je croyais qu'ils étaient tous morts. Moi aussi. »

  Des mines de charbon aux mines d'or, elles s'endorment parfois à la belle étoile, la lune est bleue parait-il dans les rêves de certains hommes. Et elles rêvent, elles revivent les légendes que leur père, lui né sur cette terre, racontaient à la tombée de la nuit, un fleuve de bisons qui s'écoulent sur les flancs de telles collines. Elles frémissent avec les histoires de Ma venue de chine, devenue esclave parmi les siens pour la construction du chemin de fer vers l'est sauvage. Le tigre tapie dans la pénombre, ses empreintes dans la neige qui suivent leur convoi. Tigre et Bison, les deux totems de cette famille revisitent l'Histoire de cette époque, de cette Amérique, de cette poussière noire, d'or, d'os. 

  Un roman qui se déguste comme un Tennessee Whiskey, râpe et sauvage, rêve et rage, au milieu des morts, là où les collines se parent d'or et de bisons morts.  


« De l'or dans les Collines », C Pam Zhang.
Traduction : Clément Baude.

Sur une masse critique, une poussière d'or ;
Merci donc à Babelio et les Éditions Seuil,
pour ce western au cœur des bisons.
 


 
« Il était une fois où ces collines étaient désolées. Et ce n'étaient pas encore des collines. C'étaient des plaines. Pas de soleil, uniquement de la glace. Rien ne poussait, jusqu'à l'arrivée des bisons. Certains disent qu'ils ont franchi un pont de terre par-dessus l'océan de l'Ouest, et que le pont s'est effondré sous leur poids.
Les sabots des bisons ont labouré la terre, et leur souffle l'a réchauffée, et dans leurs gueules ils transportaient des graines, et dans leurs peaux des nids d'oiseaux. Leurs sabots ont creusé des rigoles pour retenir les rivières, leurs souilles ont fait des vallées. Ils se sont répandus à l'Est, au Sud, par les montagnes, les plaines et les forêts. A travers tout les territoires, si bien qu'il fut un temps où ils parcouraient presque chaque arpent de ce pays, plus grand à chaque nouvelle génération, s'étirant jusqu'à emplir le ciel pur.
Et puis, bien après les Indiens, sont arrivés des hommes nouveaux, venus d'une autre direction. Ces hommes semaient des balles à la place des graines. Ils étaient chétifs et pourtant ils ont repoussé les bisons, toujours plus loin, jusqu'à ce que le dernier troupeau se retrouve encerclé dans une vallée près d'ici. Une jolie vallée, traversée par une rivière profonde. Les hommes voulaient capturer les bisons plutôt que les tuer. Ils voulaient les apprivoiser, et les mêler à leur bétail. Les rapetisser.
Mais, au lever du soleil, les hommes ont vu que les collines avaient grandi pendant la nuit.
Ces collines étaient les corps de mille milliers de bisons morts qui avaient marché dans la rivière et s'étaient noyés. Les collines sentaient si mauvais que les hommes ont dû partir. Même après que les oiseaux ont nettoyé les bisons, la rivière n'a plus jamais coulé, et ce qui a repoussé entre les os n'était plus la même herbe verte. Elle était jaune, maudite, sèche. Impropre à la culture. Personne ne pourra habiter ces collines comme il convient tant que les bisons n'auront pas décidé de revenir.
»
 

4 commentaires:

  1. De la poussière, des poils, du charbon et une pépite !
    On foule l'herbe à bisons

    RépondreSupprimer
  2. Sombre et lumineux, pureté des lieux sauvage, deux enfants laissées à elles-mêmes dans l'Ouest cruel et aride. Cet Ouest là est un mélange doux amer, plus amer que doux. Paix à l'âme des bisons et à tous les autres.
    Je sais pas pour toi mais j'ai comme envie d'un rhum.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. j'ai toujours envie de rhum surtout en pensant à l'âme misérable de certains bisons...

      Supprimer