mercredi 8 juin 2022

Sur un Air de Sidney Bechet


Bonjour, je me présente, José. Votre nouveau voisin.
Viens l'ami, moi c'est Guillermo. Rentre, n'hésite pas, j'allais déboucher un bon vin. A deux, c'est bien meilleur. Sens-moi ce bouquet. Que d'arômes dans un verre !
Assieds-toi, fais pas ton timide. Tu aimes le jazz ?
 
Je bredouille un truc, je ne sais plus quoi. D'ailleurs je ne sais même plus pourquoi je suis venu. Certainement pas pour boire un verre, bien que les circonstances en cette fin d'après-midi, chaude et poussiéreuse, s'y prêtent bien. La petite dort, je peux m'octroyer quelques minutes, entre vin et jazz, et oublier que je sui un pauvre type qui a perdu son emploi après la fermeture de l'usine et s'est reconverti par nécessité en père au foyer.  

Avec cet air jovial, le sourire constant, je le hais déjà, ce voisin aussi charmant qu'un danseur de tango argentin. Il me sort toute sa collection de disques, de femmes, de vins. Son truc à lui, ce sont les petits vins de la pampa ou de Loire, les plus beaux sourires, brunes de la pampa aux jambes couleur caramel - ou café, les disques de jazz. Et notamment, toutes les reprises du célèbre morceau de Sidney Bechet, Petite Fleur.

On buvait du vin, un apéritif, du whisky, on grignotait, avec du jazz en fond sonore. La conversation était sans importance. Je restais assis dans le fauteuil et Guillermo déambulait dans la maison, infatigable. II répétait que j'avais besoin d'une éducation musicale : Tu as des lacunes énormes. Alors il commençait, sans véritable méthode, à mettre des disques et à passer les styles en revue. Jusqu'au moment où, quand nous étions assez saouls, parfois moi plus que lui, parfois l'inverse, je disais : Il est tard ! Guillermo me demandait de rester encore un peu, il mettait une nouvelle version de son morceau préféré. Ces notes devenues familières annonçaient l'acmé, le moment précis de passer à l'action. Un soir, j'ai anticipé le déroulement de la scène et je lui ai demandé comment s'appelait ce morceau qu'il finissait toujours par mettre. Il m'a expliqué qu'il s'agissait de Petite Fleur, un classique des années cinquante composé par Sidney Bechet, le plus illustre vibrato de l'histoire du jazz. Un type du niveau de Louis Armstrong mais qui n'avait pas eu sa chance. Trop noir pour les Blancs, trop blanc pour les Noirs, tel était son karma.

Hey ! Je me souviens, j'étais venu lui emprunter une pelle, ma nouvelle passion, le jardinage. Et je ne sais pas pourquoi, au moment où Petite Fleur susurre sa mélancolie sur le tourne-disque, je suis pris d'un accès de folie meurtrière. Bam ! Coup de pelle dans la gueule du Guillermo. Ouch ! En voilà un qui ne s'en remettra pas. Tout est bien qui finit bien. Je finis mon verre et retourne me coucher auprès de Laura, ma femme. Nuit de sueurs entre les draps qui s'évaporent de désir.

On s'est ensuite baladés sur la digue, heureux, une bière à la main.

Voilà, mon histoire pourrait se terminer là, sur ce trou que je creuse dans mon jardin pour y mettre le corps. J'aurais pu sortir une Quilmes du frigo, écouter le bandonéon de Dino Saluzzi, sortir un roman de Borges, Kafka ou Dostoïevski. Oui, je vais faire ça, en m'installant dans le hamac du jardin... Et c'est là que je remarque qu'il y a de la lumière chez le voisin et que du balcon, Guillermo me propose de boire un verre, comme si de rien n'était. Je devrais lui ramener sa pelle ? De par la fenêtre, j'entends même cette petite voix venue me susurrer ces mots...

"Petite Fleur (Jamais ne Meurt)", Iosi Havilio.
Traduction : Margot Nguyen Béraud.

 
J'ai caché
Mieux que partout ailleurs
Au jardin de mon cœur
Une petite fleur
Cette fleur
Plus jolie qu'un bouquet
Elle garde en secret
Tous mes rêves ...
 
 
 
Une petite fleur
Jamais ne meurt

6 commentaires:

  1. J'ai une tendresse particulière pour Petite Fleur. Cette musique a bercé mon enfance "Gracias Papa" :)

    Bon le coup de pelle est venue un peu gâcher mon plaisir mais avec une coupe de Vouvray brut ça devrait passer ;-)

    Mazette on se fait plaisir hein ! :D

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    1. On se fait toujours plaisir avec un marque-page, du vin ou un air de clarinette.

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  2. Le film me semble donc très fidèle au roman. C'était un chouette moment.
    Belle version de la petite fleur mais c'est quand même un peu casse-couilles ce morceau non ?

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    1. Si t'écoutes ça toute la journée, sûr que ça pourrait te donner des envies de meurtres...

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  3. C'est dommage, en fait ça me gâche un peu beaucoup le plaisir que de ne pas avoir accès à la musique dans mon trou perdu.
    Ce serait comme emprunter la ligne verte et passer tout droit à McGill, et se ramasser au Vieux-Port...
    N'empêche que j'ai des airs de musique en tête et un goût de Vouvray en bouche...

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    1. Même pas un arrêt dans un bar s'effeuillant sur petite-fleur ? D'ailleurs, c'est où qu'il faut que je descende ?...

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