« C'est comme s'enfoncer dans une forêt ébouriffée. Ou marcher au bord de la rivière. On arpente sa vie. On choisit un chemin. On s'y habitue. On tente de retenir la route. L'itinéraire. C'est normal, il faut un biais pour découvrir. Un plan. Le chemin devient familier. Rassurant. On élabore nos propres repères. A partir de ce que l'on connaît. Mais on ne connaît rien. Les vrais ignorants ignorent leur ignorance. C'est un peu comme voir le paysage par une petite, petite, toute petite fenêtre. Et finir par croire que ce paysage se limite à ce qu'on en perçoit par cette petite, petite, toute petite fenêtre. Au lieu d'essayer d'élargir la fenêtre. De casser les murs. On préfère réduire ce paysage. Penser qu'il n'est que ce que l'on en voit. S'en contenter. C'est plus confortable. Et puis un jour on se rend compte que le monde est plus grand que nos yeux. Et on reste là, perdus. Au bord du vertige. »
Ici ça va. Enfin c’est pas moi qui le dis, c’est Thomas qui l’affirme là-bas. Il vient de s’installer dans une maison abandonnée avec une cabane désarticulée. Avec sa femme Ema. La maison de son enfance. Et les voilà, le joli couple aux sourires insouciants, en train de retaper la baraque. Je regarde par la fenêtre, il pleut, ça sent bon l’herbe mouillée. J’espère qu’ils ont fini de réparer le toit.
Là-bas, ça va donc. De vieilles pierres, de vieilles malles. Et de vieux souvenirs qui resurgissent du passé. En même temps que la reconstruction d’une maison, c’est la reconstruction d’une vie qui se joue aussi. Et d’un couple…
« Elle sentait bon la bière et la sueur des femmes. »
Je décapsule une bière, face à la mer. Une mer verte faite d’herbes sauvages et d’herbes folles. Elle sent bon le houblon. Ema s’en ouvre une aussi. Elle sent bon la bière et la sueur du travail accompli. Des gouttes perlent encore le long de son cou. Elles glissent dans son corsage, j’ai envie d’y glisser ma langue moi aussi. Goûter la sueur de bière.
D’ailleurs dans la malle, Ema a trouvé de vieux bouquins, les pages légèrement jaunies. Elle me dit que je devrais le lire. Mémoires sauvés du vent. Bien sûr, je l’ai dans ma bibliothèque. Je vais l’ouvrir. Pages jaunies aussi, un tableau d’Edward Hopper en guise de couverture. Richard Brautigan. On le range forcément dans une malle pour le donner à ses descendants.
« Au milieu des vinyles de Georges Brassens et des Pink Floyd, il y avait un disque de musique classique. Deux plutôt. Les seuls. Depuis un moment je tournais autour de ce vieux coffre. J’ai fini par l’ouvrir, encore une fois. Mêmes remugles de moisi et de tendresse. De poussière et d'enfance. Doux comme un rêve mort. J’ai attrapé ces disques presque par hasard, pour me donner de la contenance, avoir un prétexte pour fouiller encore dans ce qui est perdu. Je les ai dépoussiérés délicatement. Glenn Gould Plays Bach et Rubinstein Plays Beethoven. Pochette marron. Légèrement décollée. J'ai regardé longtemps les yeux tristes des deux pianistes en photo. Leurs vêtements surannés. Leur prestance. Leurs rouflaquettes. J’ai posé Rubinstein sur la platine. Moonlight Sonata, third movement. Volume au maximum. Fenêtres grandes ouvertes. J’avais l’impression d'être à la tête d'une troupe capable de conquérir la lumière. J’avais l’impression que tous les oiseaux du ciel et toutes les gouttes de pluie faisaient partie de cette troupe. »
Le soleil se lève sur l’herbe trempée. Cela fume un peu. Un ragondin se réveille en même temps que moi. Je regard mon mug de café, il fume aussi. Il parfume la pièce comme l’herbe parfume le jardin, les fougères la forêt. Respirer. Dans une autre malle que j’ai ouverte hier soir, j’ai trouvé une dizaine de vinyles. Des Pink Floyd d’époque et Glenn Gould. Je mets le pianiste canadien pour débuter la journée. Là-bas ça va, il pleut toujours et Glenn joue sur son Steinway. Sa musique s’échappe par la fenêtre. Elle se mêle à la pluie. Elle devient pluie et arrose les arbres de la forêt. Au milieu du chant des oiseaux, du murmure du vent, du ploc de l'autre pluie. Et ici ?
« Ici ça va » Thomas Vinau.
Glenn et Thomas vous souhaite un
JOYEUX NOËL !
En écoutant [et regardant] Glenn Gould, ça ne peut qu'aller. C'est fou ce type comment il joue.
RépondreSupprimerCe type est fou, tu aurais très bien pu aussi dire. Il est possédé par la musique. Il est habité par la musique. Il ne joue pas de façon conventionnelle, mais où sont les conventions en matière d'art, de musique et de spiritualité... J'aime beaucoup, je m'isole souvent avec lui, on se raconte nos silences à nos façons...
SupprimerAhhhhh.... ce Thomas Vinau que tu m'as fait découvrir. Trop hot...
RépondreSupprimerAhhhhh... tu as encore abusé de ce jus vert, sous la pluie des senteurs, sous la pluie des instants de bonheur...
SupprimerUn joli souvenir de lecture, comme la plume suspendue (et profonde) de l'auteur...
RépondreSupprimerLa plume suspendue, c'est jolie, il va falloir que je m'en souvienne pour la replacer
SupprimerTu avais tout de suite apprécié Thomas Vinau (prêt d'un livre)... Il est venu récemment je crois à Tours... Comme Franck Bouysse (Librairie-café La Vagabonde)
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