lundi 19 décembre 2022

Le Pig's Eye


Classique. Le pick-up, la poussière et le juke-box illuminé. Ambiance country, ambiance Kentucky. Qui y est né y reste, telle serait la devise de l'état. Loin de toute civilisation, presque perdu au milieu d'un désert de poussière, des néons illuminent le bout de la route, rectiligne depuis des kilomètres de vide. Mais à des kilomètres du mythe, j'entends cette musique, je perçois cette odeur de T-Bone au grill, je vois même des volutes de fumées de cigarettes comme dans le temps on voyait le crépitement d'un feu de camp d'un camp sioux ou apache. Le Pig's Eye.   

"Tous les jours après le travail, je m'arrêtais au Pig's Eye, un bar avec de la pression pas chère, un billard et un juke-box. C'était le genre d'endroit où on pouvait se saouler tranquillement, parce que les flics avaient trop à faire avec les bars étudiants du centre-ville. Le plus gros connard du rade était le barman. Il aimait mettre les gens dehors. Au Pig, on pouvait fumer des pétards, on pouvait jouer au poker, on pouvait se battre, mais celui qui buvait trop était banni. Ça m'a toujours semblé bizarre - comme d'expulser quelqu'un d'un hôpital parce qu'il est malade."
 
Les portes du saloon s'ouvrent, des cris et des rires, de la sueur et des bonnets D. Je vois une dame, seule au comptoir, crinière brune longues jambes, elle parle à sa bière. Je m'assois à deux tabourets d'elle, je ne veux pas m'imposer. On me sert une bière, je la siffle, la bière. Pas la femme, ni la serveuse. De toute façon, je sais pas siffler. Je ne dis rien, je bois juste le regard porté sur la vie de cette Amérique profonde. Elle ouvre la conversation, à ma grande surprise, à son grand sourire. 
- C'est où, chez vous ?
- Kentucky.
- Quelle partie ?
- Celle que les gens quittent. 
Voilà, tout est dit. le Kentucky, il faut y être né pour y rester.
On se quitte sur un sourire, avant des larmes. Je remonte dans le pick-up, chevaucher la poussière de la nuit sur mon destrier rouillé.
 
"Je suis parti pour le bar, espérant rencontrer une femme. Le problème avec les rencontres dans une ville universitaire, c'est que les femmes jeunes sont trop jeunes, et que les plus âgées ont souvent des enfants. Je suis sorti avec des mères célibataires, mais c'est difficile de savoir si c'est la femme qu'on apprécie ou bien tout ce qui va avec. Un foyer clef en main, ça peut être sacrément tentant. Les femmes avec enfants me racontent que c'est tout aussi délicat pour elles. Les hommes se disent qu'elles cherchent soit un père à plein temps, soit un coup d'un soir, mais pas d'entre-deux."
 
Direction nulle part.
A la recherche d'un nouveau bar.
Une lumière tamisée,
je commande un whiskey.
La serveuse, une rouquine qui aurait pu être carmélite si elle ne portait pas aussi bien sa chemise à carreaux trop serrée et sa jupe en cuir si bien moulée.
Des clients anonymes, santiags aux pieds, stetson vissé.
 
Là, dans la pénombre, je vois des gens simples qui triment la journée sous le soleil rouge et qui se divertissent la nuit sous la lune bleue. En les observant, on pourrait écrire plusieurs recueils de nouvelles, rien qu'en évoquant leur vie et la poussière qui tourne autour. De jobs précaires en bouteilles vides, les histoires du Kentucky. De la violence, un peu de rudesse et beaucoup de solitude autour de ces âmes. 
 
Je prends une nouvelle fois la route, dans l'obscurité de mes phares fatigués. L'errance dans la poussière, dans la nuit, divagation nocturne, l'auto-radio qui crachote faiblement un Billy Ray Cirus. J'arrive au motel, là encore un coin perdu au bord d'une route, il reste une chambre. Je file direct au bar, commande un bourbon & branch. Et là, je la vois ; elle a les yeux fermés mais un sourire bandant, il est temps que je vous laisse...
 
"Au bar du motel, il commanda un bourbon & branch. La seule cliente était une femme affalée au comptoir les yeux fermés, les deux mains autour d'un verre vide. Elle leva la tête.
- Je ne veux pas vous déranger, dit Zules.
- Vous ne me dérangez pas, dit-elle. Je vérifiais que mes paupières ne laissaient pas passer la lumière."  
  
 

"Sortis des Bois", Chris Offutt.
Traduction : Anatole Pons-Reumaux.
 

 
"Les bars étaient fermés et j'ai marché une heure. J'étais entre bourré et sobre, ce qui emmène l'esprit dans de drôles de directions. A trente-cinq ans, j'étais sans travail et sans nulle part où dormir. Des fois je me dis que je n'ai jamais fait quoi que ce soit pour laisser une trace en ce bas monde."
 

2 commentaires:

  1. Il est triste et beau ton texte.
    Je me demande comment il s'en sort l'homme au pick up fatigué ou l'homme fatigué au pick up.

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    1. La poussière du Kentucky fatigue l'homme et le pick up. C'est ça le bien plus triste...

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