jeudi 30 mars 2023

Le Vin et le Viandox


Une passion : courir les steppes de ce monde, de préférence par -40°C.
Une folie : grimper les façades des immeubles pour entrer par le balcon.
Sa vie : le vin et la vodka, seul ou entre amis, seul ou avec des inconnus.

"Des motifs pour battre la campagne, j'aurais pu en aligner des dizaines. Me seriner par exemple que j'avais passé vingt ans à courir le monde entre Oulan-Bator et Valparaiso et qu'il était absurde de connaître Samarcande alors qu'il y avait l'Indre-et-Loire."
 
Jusqu'au jour où l'escalade se termine par une chute de 8 mètres. Le corps en vrac, le cœur en bouillie et la gueule cassée, il trouvera une nouvelle force, celle de remarcher. Et ce pari presque aussi stupide et insensé que de rejoindre un ami par un balcon d'hiver totalement aviné : traverser à pied la France, une diagonale du Sud au Nord, alors qu'il ne tient debout que grâce à deux béquilles. Simplement parce qu'il est un miraculé et qu'au final, il ne sait faire que trois choses dans la vie : boire, écrire et marcher. La première lui est dorénavant interdite, contrainte médicale. Il décidera donc d'écrire "sur les chemins noirs", ces chemins que l'on suit du bout des doigts sur les cartes IGN. Des chemins qui traversent des étendues de poussières, de cailloux et de vignes, des monts jusqu’à la mer.


"Pendant quatre jours nous cheminâmes le long de l'Indre. La rivière déroulait sa soie à travers les haies de peupliers ou les remparts de saules. Nous captions sa présence. Elle éclatait dans la lumière, se rétractait dans l'ombre, revenait, s'enfuyait encore. Nous cherchions les beaux bivouacs sur les îles, dans les sous-bois. J'avais presque la crainte de déranger les fées tutélaires. Nous mettions la table sur les souches dans l'écorce desquelles dormaient des salamandres bleues à la peau de velours. Nous dissimulions nos feux pour ne pas ajouter leur crainte du romanichel aux malheurs des paysans. Goisque taillait des piques dans des branches de sureau pour embrocher ses saucisses et nous comprenions pourquoi les Russes aiment tant faire griller de la viande dans la forêt : le bivouac est une échappée. On s'y soûle sans entraves et aucune oreille n'entend vos conversations. Charcuterie et liberté ! Le bivouac est un luxe qui rend difficilement supportables, plus tard, les nuits dans les palaces."

Par vents et soleil, je chemine, déambule dans des sentiers perdus, tente de contourner les ronds-points et les rocades – parfum de pot d’échappement et cris perçant des klaxons -, croise des promeneurs avec des casques dans les oreilles ignorant le chant de la brise et des oiseaux - écoutent-ils Ibrahim Maalouf ou AC/DC ? -, discute avec un ermite qui se rassasie de pain rassis et de livres usagés – il parait qu’il a lu un livre sur un type totalement fou qui boit de la vodka au bord d’un lac gelé -, bois un viandox - je bois beaucoup de bouillon dans cette sobre traversée -, parcours des sentiers de caillasses, me casse la gueule, ma gueule de travers, en jurant comme un russe enivré de vodka. Mais j’observe aussi ces mêmes sentiers, ces collines de la Drôme provençale, aussi belles qu’une drômoise souriante avec un verre de Saint Amour porté à ses lèvres ou de Saint Joseph, priez pour ma misérable âme.

"Sur la rive droite, le plateau de Vouvray portait les vignes et j'allais retrouver là un paysage amical. En Provence le vin était le sang de la roche frappée de soleil ; ici, une lymphe de sable fécondé par les brumes. Les flancs du plateau tombaient en courtes falaises percées de caves. C'était une alchimie qui me ravissait : celle de la vigne et du vide. Le vin m'était interdit mais je pouvais encore m'enivrer du vide."

Un très beau roman de Sylvain Tesson que sont ces chemins du Vouvray, les chemins de la vigne et du vin, ces chemins noirs.    
Bien entendu, juste après avoir fini le livre de Sylvain Tesson, je me suis engouffré sur la route du cinéma, séance obscure et Jean Dujardin lumineux, une poésie en image, une sobriété silencieuse. Surtout si voulez tout savoir sur la stégophilie (non, ce n'est pas sale, quoique ça rime tout de même avec...)... 

"Les Chemins Noirs", Sylvain Tesson.



15 commentaires:

  1. Le film me tente bien... tu recommanderais de lire d'abord le livre ?

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    1. Je trouve les deux très proches... Mais voir le film avant la lecture du roman n'est pas dérangeant, non plus. On n'est pas sur du suspens, de l'action... Le film voit les paysages. Le livre imagine les paysages. Jean vs Sylvain, l'un est plus beau que l'autre, sans faire offense à l'un ou à l'autre. Ce sont des réflexions, de la sueur et de la poussière. Dans le livre, dans le film. En règle générale, je préfère lire avant, mais là, cela ne m'aurait pas gêner de faire l'inverse. Parce que de toute façon, Sylvain Tesson est un immense écrivain et que du coup, même si tu as vu le film, tu as envie de découvrir sa poésie, ses pensées, ses maux...

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  2. Tu as préféré fêté cela au Vouvray d'Indre et Loir plutôt que de rendre hommage au Viandox pour raison médicale.
    Quel lyrisme ce Sylvain ! J'adore ce : "Le vin m'était interdit mais je pouvais encore m'enivrer du vide."
    Beaucoup de phrases sont des mantras.
    Et puis Oxmo et Ibrahim c'est absolument SUBLIME. J'ai des frissons jusque dans les doigts de pieds.
    Tu imagines ça sur scène en live ???
    Alors quand t'embarques tu pour les forêts de Sibérie (visuellement parlant bien sûr) ?

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    1. Etonnamment, j'avais fini mon Viandox la veille, du coup je me suis rabattu sur le Vouvray.
      Oxmo et Ibrahim, oui ça le fait, extrait d'Alice aux pays des merveilles, un superbe album si tu ne le connais pas...
      Les forêts de Sibérie, j'hésite quand même, j'ai tellement tellement adoré le bouquin.... j'hésite encore... J'aimerais bien par contre me retrouver au bord du lac Baïkal...

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  3. Vu le film hier. Plutôt un bon film à mon sens, alourdi un peu par tous ces courts flashbacks. La poésie de Tesson passe plutôt bien à l'écran. Je n'ai pas lu le livre mais d'autres de Tesson, La panthère..., Blanc , Dans les forêts...A +.

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    1. Oui, j'ai trouvé bon le film, Jean Dujardin, simple et humain, à l'image que je me fais du bonhomme écrivain... Les flashbacks sont là pour donner du rythme au film, et ne pas "lasser" le spectateur devant une marche d'un milliers de kilomètres, flashbacks non présents dans le roman qui évoque la chute juste au premier chapitre comme point d'entrée à ce pèlerinage de survivant...
      Il me faut maintenant lire Blanc ou la panthère des neiges...

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  4. AHHHHH voir du Tesson par ici c'est top!
    Il a une plume ce sylvain, une façon d'écrire qui t’emmène et si peu que tu sois un peu comme lui, un amoureux des balades, il arrive à retranscrire sur papier ce que tu fais tout simplement en marchant par ci par là.
    Je n'ai pas vu le film .... j'ai peur de sortir de cet espèce d’envoûtement que crée le livre et ma manière de le lire ...
    Santé Bibison

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    1. Santé Bibi, Du Tesson, il y en a aussi par ici, quand l'envie me prend de descendre la vodka. Même si je suis moins sur ses récits philosophiques que je ne comprends pas, j'adore ses récits de voyage... Et cela faisait longtemps que Sylvain ne m'avait pas emmené, loin, très loin... Depuis en fait sa cabane aux abords du lac Baïkal. Quand au film, à la fois différent, à la fois similaire, c'est également un beau voyage proposé par Jean Dujardin, mois abîmé que l'original...

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  5. J’ai commencé le livre, j’ai vu partiellement le film. Bof pour le film, rien de tel que les mots. Sylvain Tesson, fan et pas fan. Il parle avec tant d’authenticité. Il écrit et j’ai aimé le livre que je n’ai lu que partiellement. Il est courageux. Les mots, les mots, les meilleurs vecteurs pour l’imagination. Ce livre rejoint pas son autre livre seul au bord du lac Baikal.

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    1. J'avais bien aimé tout de même le film avec un Jean Dujardin très sobre, dans sa marche. Et je mets ces chemins noirs au panthéon des œuvres de Sylvain Tesson, juste derrière le lac Baïkal...

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  6. Forcément un Tesson qui m'attendait. Je l'ai lu bien tardivement pourtant... Mais je l'ai savouré ! Pas eu envie de voir la "libre" adaptation avec Jean Dujardin...

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    1. Il était bien le Jeannot, tout de même... Et puis de mémoire, l'un des chemins noirs fait passer Sylvain du côté d'Amboise, ou pas très loin... Je crois même qu'il y a fait un feu de camps sur les bords de la Loire...

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    2. Oui il passe par chez nous ;-))

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