mercredi 27 septembre 2023

La Cachaça du Sertao


Terre de poussière, terre sauvage. Ici, dans le Sertao, tout le monde peut venir, parce qu'ici il n'y a rien. Un soleil ivre de rage tourne dans le ciel et dévore le paysage de terre et de sel où se découpe au passage l'ombre du jaguar. Une cabane perdue aux abords d’une forêt, un petit feu et un hamac juste au-dessus. Le parabellum à la ceinture, je m’approche, la silhouette encore plus triste qu’une musique de bandonéon. Là-bas, un vieux probablement à moitié indien à moitié animal. Solitaire depuis des années, quelques négros qui l’ont accompagné qui ont été tué, comme des cangaceiros de la libération. La bouteille de cachaça bien entamée, conjuguée au soleil enragé, il soliloque dans un mélange de sa langue indienne, de brésilien et de feulement d’animaux. Il n’a plus vraiment l’habitude de croiser des âmes sur la poussière de ces terres.

« Je me suis fait un hamac, avec des palmes de bouriti, près de la tanière de Maria-Maria. Han-rhan, le négro Tiodoro, faudrait bien qu’il vienne chasser par là... Sûr, pour sûr. Le négro Tiodoro chassait pas l'once – ‘l avait menti à Mait Nhiouão Guede. Le négro Tiodoro, un brave homme, ‘l avait peur, mais peur, une peur carabinée. ‘l avait quatre grands chiens - des chiens toujours à aboyer. Apiponga en a tué deux, un autre a disparu dans les halliers. Maramoniangara a mangé l'autre. Hé-hé-éé.. Ces chiens... D'once, i’ z’en ont chassé aucune. Et puis, le négro Tiodoro, ‘l a habité la cabane qu'une nouvelle lune : alors il est mort, et voilà. »

D’ailleurs, son langage est difficile à suivre, à comprendre par moment, à croire que sa cachaça est frelatée. Il discourt de façon incessante, me racontant les jours où il a tué tels négros, ou tels jaguars, tout au pluriel, car c’est un grand chasseur, le plus grand, l’unique… Si bien qu’il a commencé à se transformer lui-même en jaguar dans ses moments de délires, les griffes acérées prêtes à me sortir le cœur de mon poitrail. On se partage la bouteille, de mon pan de chemise j’essuie le goulot. Ouah, elle cogne, la cachaça du Sertao. Comme un vieux charognard il crache sur la gueule jaune des caboclos, Antonio Des Morte ou les Capangas machos à la solde des fazendeiros... Calé dans mon fauteuil, avec vue sur les chiottes, je m'appelle Bernard.

Une rencontre presque mystique qu’on n’oublie pas, même si on comprend pas cette langue et ces étranges mots tupis. Une première rencontre qui se veut presque plus ethnique que littéraire où les délires de l’homme reviennent souvent sur ses regrets, ceux d’avoir chasser les siens, car avec le temps, il est devenu lui-même jaguar dans l’âme et la peau, alors lorsqu’il se rend compte qu’il a tué son oncle, le jaguar, massacré ainsi sa famille pour les peaux et la paie…   

« Bon. Tout beau. Ha-hang ! Vot' cachaça elle est de la meilleure. Je cracherais pas sur une mesure d'un litre... Ah, mounian-mounian : sottise. Je dis des sottises, je jaguaragouine. Suis pour la paix. Houla ! Z’êtes un homme tout beau, riche riche. Hein ? Non m'sieu. Des fois. J'apercie. Quaji jamais. Je sais faire, j'en fais : j'en fais de cajou, de fruits de la forêt, de maïs. Mais c'est pas de la bonne, non. Elle a pas ce feu beau-bon non plus. Ça donne un sacré travail. Jourd'hui j'en ai pas. Pas une goutte. C'est pas pour vot’ goût. C’est de la sale cachaça, de pauvre... »

« Mon oncle le Jaguar », Joao Guimaraes Rosa.
Traduction : Jacques Thiériot.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire