samedi 30 septembre 2023

Dans le bus avec Darwin

 
Je prends un ticket au guichet, monte dans le premier bus, peinture émaillée blanc et rouge. Le soleil va bientôt se coucher, et l'esprit léger, je pars en week-end. C'est pas que j'y mets beaucoup d'attente, mais le brésil, la bière et les filles en bikini sur la plage, ça me met déjà en joie. Les gens commencent à monter, les places assises toutes occupées, je regarde, j'observe, je prends le pouls de la société. Toujours intéressant de monter dans un bus, on y croise de vrais gens, avec leurs problèmes, leurs caractères, leurs tics. Le mien, c'est de sortir immédiatement un livre de ma besace. Et pour l'occasion, j'ai deux bouquins, un de Charles Darwin le célèbre anthropologue anglais qui fit escale dans cette ville et parle d'un autre âge de l'esclavage, un de Rubens Figueiredo, si amicalement prêté lors d'un "cercle" d'initiés dédié à la littérature sud-américaine. 
 
"Autour de lui, Pedro observa de nouveau la torpeur générale dans laquelle le bus était plongé. Il sentit en lui-même comment cette langueur était assimilée par le rythme de la respiration des passagers, la demi-pénombre qui venait des vitres sales, le tangage provoqué par les nids-de-poule, le ronflement du moteur. Car le bus était à présent en train de parcourir lentement, toujours en seconde ou en troisième, une longue distance sans s'arrêter. Il avançait à vitesse réduite et constante le long d'un couloir latéral qui s'était formé sur la voie de droite, où les bus se suivaient de près - l'avant de l'un tout près de l'arrière de l'autre, formant une sorte de train."
 
J'essaie de sortir du centre-ville pour la banlieue, les librairies tirant leurs rideaux, les phares aveuglantes d'une file de voitures et de camions en sens inverse. Le bus est maintenant bondé, mais nous n'avançons guère plus, une pluie fine et des émeutes sur la route, embouteillage assuré. La sueur dégoulinant après une journée de travail, un bébé pleure, une beauté entame une discussion sur le coût des racines de gingembre et des feuilles de menthe pour son mojito, une vieille tremblante essaie de trouver un siège et tente de faire avancer son cabas de provisions chargés aux roulettes désaccordées. Pour faire patienter ses clients, le chauffeur allume la radio. Je reconnais Eumir Deodato, le pianiste brésilien qui me parle de Zarathoustra.
 
"Penché par la fenêtre ouverte, il avait regardé à travers l'obscurité de la nuit, les yeux fixes, prisonnier d'un espace étroit entre une cloison au-dehors et un mur écorché, aux briques nues - il regardait, regardait, sans avoir la moindre idée de ce qu'il allait faire de sa vie lorsque le jour finirait par se lever. Il regardait fixement, profondément cette nuit épaisse et il sentait sur son visage tantôt une odeur de cendres, tantôt une odeur de pourriture. Il réfléchissait, s'interrogeait, et seule une chauve-souris piaulait par intermittence, au-dessus de lui, en décrivant de longues boucles, à grande vitesse."
 
A peine une quarantaine de kilomètres seulement mais une nuit intense en émotions, en Histoire. Ce parcours nocturne est ainsi l'occasion d'observer le cœur des habitants, l'âme des fazendas et des bidonvilles. Je pensais prendre le bus, j'ai pris bien plus qu'un ticket, j'ai reçu une leçon d'histoire. La musique s'arrête pour un flash d'information, la Seleçao jour ce soir au Maracanã, les supporters sont partagés entre joie et effroi, Neymar vient de se "tordre" la cheville à l'entraînement. Voilà de quoi encore alimenter la colère d'un peuple, les émeutes de cette nuit seront certainement encore plus violente. D'ailleurs, le bus détourne son chemin, il n'ira pas jusqu'à sa destination finale, je finirai donc mon voyage à pied, le regard porté sur la lune bleue, l'espoir de retrouver le lit de Rosana et son jardin musqué. 
 
"Passager de la Fin du Jour", Rubens Figueiredo.
Traduction : Dominique Nédellec
 

 

4 commentaires:

  1. On dirait un titre de Feu ! Chatterton. Et qu'est-ce qu'il cause bien ce Zarathoustra.

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    1. Ah oui... Ça pourrait le faire, et pour le titre, et pour même le genre d'histoire...
      Zarathustra, il cause il cause mais quand il joue de la musique, c'est sublime...

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  2. Ca alors. Y a au moins 30 ans que je n'ai pas écouté Deodato. Grand plaisir. Ainsi blogua Blogart. 🎹

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    1. Deodato, ça rajeunit pas, même si ça doit encore jouer...

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